Hirtmann ou pas ? Quelque chose de familier dans la démarche, dans la forme du visage… Mais elle se méfiait de son ardent désir de l’identifier, qui pouvait l’amener à des conclusions trop rapides.
Hirtmann à Toulouse…
Elle les revit, Martin et elle, dans cette cellule de l’Unité A, l’unité ultra sécurisée où étaient enfermés les pensionnaires les plus dangereux de l’institut Wargnier. Elle avait assisté à l’entretien, du moins au début, avant que Hirtmann ne demande à s’entretenir seul à seul avec Martin. Quelque chose s’était passé ce jour-là. Elle l’avait senti. C’était arrivé sans crier gare, mais tous l’avaient ressenti : entre le tueur en série et le flic, une forme de connexion avait eu lieu — comme deux champions aux échecs ou deux monuments de la littérature se flairant et se reconnaissant. Que s’étaient-ils dit ensuite, une fois seuls ? Martin n’avait pas été très loquace sur ce point. Irène se souvenait surtout que, dès leur entrée dans la cellule de douze mètres carrés, la conversation s’était immédiatement engagée entre les deux hommes autour de la musique qui passait ce jour-là sur le lecteur : Mahler — du moins à en croire Martin, car Ziegler était incapable de faire la différence entre Mozart et Beethoven. C’était comme assister à un combat de boxe catégorie poids lourds entre deux adversaires qui se respectent. Chacun autour du ring étant conscient de sa petitesse et de n’être que spectateur.
« Je vous donnerai bientôt de mes nouvelles. Je doute qu’elles soient à votre goût — mais je suis sûr que vous les trouverez intéressantes. »
Un frisson. Quelque chose était en train de se passer. Quelque chose d’extrêmement désagréable. Ziegler éteignit l’ordinateur et se leva. Elle passa dans sa chambre, se déshabilla — mais les rouages de son esprit continuaient de fonctionner.
Intermède 2.
Résolution
Elle avait eu une enfance.
Elle avait eu une vie pleine d’événements joyeux et tristes, une vie bien remplie, une vie qui ressemblait à une compétition de patinage artistique, avec ses figures imposées et ses figures libres. C’était dans les figures libres qu’elle était la meilleure. Une vie comme des millions d’autres.
Sa mémoire était comme toutes les mémoires : un album plein de photos jaunies ou une suite de petits bouts de films sautillants en Super 8 rangés dans des boîtiers ronds en plastique.
Une ravissante petite fille blonde qui faisait des châteaux de sable sur une plage. Une pré-ado plus belle et plus troublante que les autres, dont les boucles, le regard velouté et les formes précoces perturbaient certains hommes adultes amis de ses parents qui devaient faire des efforts pour ignorer ses genoux bronzés, ses hanches et le chatoiement duveteux de sa peau. Une gamine espiègle et intelligente qui faisait la fierté de son père. Une étudiante qui avait rencontré l’homme de sa vie, un jeune homme brillant, triste, à la grande bouche et au sourire irrésistible, qui lui parlait du livre qu’il était en train d’écrire — avant de prendre conscience que l’homme de sa vie portait un fardeau qui ne desserrerait jamais son étreinte et que même elle ne pourrait rien contre les fantômes.
Et puis, elle l’avait trahi…
Il n’y avait pas d’autre mot. Elle eut envie de pleurer. Trahison. Rien de plus douloureux, rien de plus sinistre, rien de plus détestable que ce mot. Pour la victime comme pour le traître. Ou — en l'occurrence — la traîtresse… Elle se coucha en chien de fusil sur la terre nue et dure de sa tombe, dans le noir. Était-ce ce qu’elle était en train d’expier ? Était-ce Dieu qui la punissait à travers ce malade à l’étage ? Ces mois d’enfer : était-ce le prix de sa trahison ? Méritait-elle ce qui lui arrivait ? Est-ce que quelqu’un sur cette terre méritait ce qu’elle était en train de subir ? Elle n’aurait pas infligé pareil châtiment à son pire ennemi…
Elle pensa à l’homme qui vivait là, juste au-dessus, qui vivait, lui, contrairement à elle — qui allait et venait dans le monde des vivants tout en la maintenant dans l’antichambre de la mort. Tout à coup, un froid glacial l’envahit. Et s’il ne se lassait pas de ce jeu ? S’il ne s’en lassait jamais ? Combien de temps cela pouvait durer ? Des mois ? Des années ? Des décennies ? JUSQU’À SA MORT À LUI ? Et combien de temps encore avant qu’elle ne devienne folle, complètement cinglée, dingo, siphonnée ? Elle devinait déjà les prémices de sa folie. Parfois, elle se mettait à rire sans raison apparente, un rire qu’elle ne pouvait contrôler. Ou bien elle récitait des centaines de fois : « Les yeux bleus vont aux cieux, les yeux gris au paradis, les yeux verts vont en enfer, les yeux noirs au purgatoire. » Par moments, son esprit battait complètement la campagne, il fallait bien l’avouer. Ou la réalité s’évanouissait derrière un écran de fantasmes, une projection mentale de délires en CinemaScope. Bienvenue à la séance spéciale du samedi. Émotions et pleurs garantis. Préparez vos mouchoirs. À côté de moi, Fellini et Spielberg manquent furieusement d’imagination.
Elle allait finir folle…
Cette évidence la terrifia. Ça et l’idée que ça ne finirait jamais. Que ça ne s’arrêterait jamais. Qu’elle vieillirait dans cette tombe en même temps que lui vieillirait là, au-dessus. Ils avaient presque le même âge… Non ! Tout mais pas ça ! Elle eut l’impression d’étouffer, de se briser, la sensation qu’elle allait tomber dans les vapes. Non-non-non-non-pas-ça ! Et, soudain, elle devint toute froide intérieurement. Car elle venait d’apercevoir la sortie, là, droit devant. Elle n’avait pas le choix. Elle ne sortirait jamais d’ici vivante.
Il fallait donc trouver le moyen de mourir.
Elle examina cette pensée sous toutes les coutures. Comme elle aurait examiné un papillon ou un insecte.
Mourir…
Oui. Elle n’avait plus le choix. Jusqu’ici elle s’était illusionnée, elle avait refusé l’évidence.
Elle aurait déjà pu le faire : la fois où elle avait cru s’évader alors qu’il avait juste fait semblant de dormir pour mieux jouer avec elle ensuite dans la forêt. Elle aurait sans doute pu trouver un moyen d’en finir si elle avait été déterminée, à ce moment-là. Mais, en ce temps-là, elle ne pensait qu’à s’enfuir, à s’échapper vivante.
Y en avait-il eu d’autres avant elle ? Elle s’était posé la question maintes fois et elle avait la certitude que oui. Elle était la dernière d’une longue série : son dispositif était trop parfait, aucun détail laissé au hasard — de la belle ouvrage.
Soudain, avec une clarté glaçante, elle vit la solution.