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Elle n’avait aucun moyen de se suicider. Elle devait donc l’amener à la tuer.

Aussi simple que ça. Elle éprouva une brusque bouffée d’enthousiasme, aussi incongrue que passagère, comme un mathématicien qui vient de trouver la solution à une équation particulièrement complexe. Puis les difficultés lui apparurent et son enthousiasme se dissipa.

Elle avait cependant un avantage sur lui : elle avait du temps.

Du temps pour gamberger, du temps pour réfléchir, du temps pour devenir dingue, mais aussi à consacrer à sa stratégie. En fait, c’était la seule denrée dont elle disposât à volonté : le temps.

Lentement, dans l’obscurité presque totale de sa prison, hormis le mince rai lumineux sous le judas, elle commença d’élaborer ce qu’il est convenu d’appeler un plan.

Mardi

23.

Insomnie

Le clair de lune entrait par la porte-fenêtre ouverte, se répandant dans la chambre. En levant la tête et en la tournant sur la gauche, il pouvait voir son reflet ricocher à la surface du lac. Au-delà du balcon de la chambre, il entendait les flots lécher la rive avec un chuintement aussi doux que celui d’une étoffe que l’on froisse.

Il sentait le corps de Marianne contre lui, doux et chaud. Un corps près du sien, une présence étrangère dans son lit, cela n’était pas arrivé depuis des mois. Sa cuisse sur la sienne, ses seins nus contre son torse et ce bras qui l’entourait avec confiance. Une mèche de fins cheveux blonds chatouillait son menton. Elle respirait régulièrement et il n’osait bouger de peur de la réveiller. Le plus étrange était cette respiration : rien de plus intime qu’une personne qui dort et respire contre vous.

Par la fenêtre, il apercevait, de l’autre côté du lac, la masse sombre de cet éperon rocheux baptisé « la Montagne » par les habitants du coin. La lune se trouvait juste au-dessus, incurvée. Il avait cessé de pleuvoir. Le ciel était plein d’étoiles, la forêt en dessous obscure et immobile.

— Tu ne dors pas ?

Il tourna la tête. Le visage de Marianne dans le clair de lune, ses grands yeux clairs, curieux, miroitants.

— Et toi ?

— Mmm. Je rêvais, je crois… Un rêve bizarre… Ni agréable ni désagréable…

Il la regarda. Elle ne paraissait pas vouloir en dire plus. Une pensée l’effleura et disparut aussitôt quand il se demanda qui se trouvait dans son rêve : Hugo, Bokha, Francis — ou lui ? Un oiseau nocturne poussa un long cri étrange, là-bas, dans la forêt.

— Il y avait Mathieu dans mon rêve, dit-elle finalement.

Bokha… Avant qu’il ait pu dire quoi que ce soit, elle se leva et fila dans la salle de bains. Il l’entendit uriner par la porte entrouverte, puis ouvrir un placard. Il se demanda si elle cherchait un autre préservatif. Que devait-il penser du fait qu’elle en eût en réserve ? C’était la première fois qu’ils en faisaient usage entre eux et il avait trouvé ça bizarre. Le fait que lui soit venu sans avait cependant eu l’air de la réjouir. Il regarda le radioréveil. 2 h 13. Il pensa un instant trouver un moyen de les compter avant la prochaine fois, s’il devait y avoir une prochaine fois — puis il eut honte de cette pensée.

De retour dans la chambre, elle prit une cigarette sur la table de nuit et l’alluma avant de s’allonger à côté de lui. Elle tira deux bouffées puis la lui glissa entre les lèvres.

— Tu as une idée de ce que nous… faisons là ? demanda-t-elle.

— Ça me semble assez évident, tenta-t-il de plaisanter.

— Je ne parlais pas de baiser.

— Je sais.

Elle le caressa entre les cuisses.

— Ce que je veux dire… c’est que je n’en ai pas la moindre idée, ajouta-t-elle. Je ne veux pas… te faire souffrir une deuxième fois, Martin.

Le sexe de Servaz ne pensait à vrai dire ni à la souffrance, ni à toutes les années qu’il lui avait fallu pour l’oublier, pour la sortir de sa vie. Il se moquait bien de tout ça et il durcit immédiatement. Elle tira le drap et s’allongea de tout son long sur lui. Elle frotta son ventre, d’avant en arrière, exerçant une pression délicieuse. L’embrassa de nouveau. Puis elle écarta son visage du sien et reprit le frottement intime, soyeux, en le scrutant intensément ; elle avait les pupilles dilatées, un sourire sur ses lèvres sèches, et il se demanda si elle n’avait pas pris quelque chose dans la salle de bains.

Elle se pencha et lui mordit soudain la lèvre inférieure jusqu’au sang ; la douleur le fit tressaillir, il sentit le goût de cuivre du sang dans sa bouche. Elle serra fort sa tête, lui écrasant les oreilles entre ses paumes, tandis qu’il lui pétrissait les reins et suçait un mamelon érigé comme un bourgeon. Il sentait le va-et-vient doux et humide contre son sexe. Enfin, elle se souleva, ses doigts se refermèrent sur lui et elle émit un curieux râle au moment où elle l’enfonça en elle, à califourchon. Il se souvint en cet instant précis que c’était sa position préférée, dans le temps, et, pendant une fraction de seconde qui faillit tout gâcher, la tristesse lui mordit la poitrine — une tristesse dévastatrice.

Était-ce la nuit, le clair de lune, l’heure ? Ils lâchèrent les chevaux d’une manière qui le laissa à la fois vidé et désemparé. Quand elle se dirigea de nouveau vers la salle de bains, il porta les doigts à sa lèvre meurtrie. Il avait des griffures dans le dos, et elle l’avait aussi mordu à l’épaule. Il sentait encore le feu sous sa peau, la brûlure de ses caresses — et il eut un sourire à la fois grave et victorieux, grave parce qu’il savait sa victoire provisoire. Était-ce seulement une victoire ? Ou bien une rechute ? Que devait-il en penser ? Il se demanda de nouveau si Marianne avait pris quelque chose avant de faire l’amour. Son malaise croissait. Qui était la femme dans son lit ? Pas celle qu’il avait connue…

Elle revint dans la chambre, se jeta sur le lit. Puis elle l’embrassa avec une tendresse qu’elle n’avait pas montrée depuis le début de leur étreinte. Sa voix était plus rauque et plus profonde qu’à l’ordinaire lorsqu’elle roula sur le côté.

— Tu devrais faire attention : toutes les personnes à qui je m’attache finissent mal.

Il la regarda.

— Que veux-tu dire ?

— Tu m’as bien entendu…

— De quoi est-ce que tu parles ?

— Tous ceux que j’aime finissent mal, répéta-t-elle. Toi, avec ce qui s’est passé à l’époque… Mathieu… Hugo…

Il sentit une colonne de fourmis lui grignoter le ventre.

— C’est faux. Tu oublies Francis. Il ne s’en tire pas si mal, on dirait.

— Que sais-tu de la vie de Francis ?

— Rien, sinon que c’est lui qui t’a plaquée, peu de temps après que tu m’as quitté pour lui.

Elle le dévisagea, cherchant un reproche.

— C’est ce que tu crois. C’est ce que tout le monde croit. En vérité, c’est moi qui ai dit « stop » la première. Ensuite, il a été crier sur les toits qu’il avait mis fin à notre relation, que c’était sa décision.

Il lui lança un regard étonné.

— Et ce n’était pas vrai ?

— Je lui ai laissé un mot, un jour, après qu’on s’était engueulés pour la énième fois, dans lequel je lui disais que j’arrêtais tout.

— Pourquoi ne pas avoir rétabli la vérité dans ce cas ?

— Quelle importance ? Tu connais Francis… Il faut toujours que tout tourne autour de lui…

Un point pour elle. Elle le scruta, et il retrouva dans ses yeux le regard de la Marianne d’antan, fait d’attention, de perspicacité et de tendresse.