— Tu sais… quand ton père s’est suicidé, ça ne m’a pas surprise… C’est comme si je savais déjà ce qui allait arriver, toute cette culpabilité que tu portais sur tes épaules — comme si cela avait déjà eu lieu… C’était inscrit quelque part…
— Le Ducunt volentem fata, nolentem trahunt de Sénèque, commenta-t-il sombrement.
— Toi et tes Latins. Tu vois, c’est à cause de ça que je suis partie… Tu crois que je t’ai quitté pour Francis ? Je t’ai quitté parce que tu étais ailleurs. Perdu, hanté par tes souvenirs, ta colère et ta culpabilité… Être avec toi, c’était comme te partager avec des fantômes, je ne savais jamais quand tu étais avec moi et quand…
— Est-ce qu’on a vraiment besoin de parler de ça maintenant ? dit-il.
— Alors quand ? Bien sûr, j’ai découvert après ce que Francis voulait, poursuivit-elle. Quand j’ai compris que ce n’était pas moi, que c’était toi — qu’il voulait te faire mal à travers moi, je l’ai quitté… Te battre à ton propre jeu, te montrer qui de vous deux était le plus fort… Je n’étais qu’un enjeu entre vous, un champ de bataille. Votre satanée rivalité, votre duel à distance — et Marianne au milieu. Comme un trophée. Tu te rends compte ? Ton meilleur ami. Ton alter ego, ton frère… Vous étiez inséparables et, pendant tout ce temps, il n’avait qu’une seule idée en tête : te prendre ce qui t’était le plus cher au monde.
Il avait le cerveau en feu, envie de s’enfuir pour ne plus rien entendre. Il se sentait nauséeux, tout à coup.
— C’est tout Francis, ça, continua-t-elle, brillant, drôle, mais au fond plein de rancœur et de jalousie. Il ne s’aime pas. Il n’aime pas son visage dans le miroir. Il n’aime qu’une chose : humilier les autres, leur faire mordre la poussière. Ton meilleur ami… Tu sais ce qu’il m’a dit une fois ? Que je méritais mieux que toi… Tu savais qu’il était jaloux de ton talent d'écrivain ? Francis Van Acker n’a aucun talent véritable — sinon celui de manipuler les autres.
Il résista à l’envie de la bâillonner avec sa main.
— Et puis Mathieu est arrivé. Bokha, comme vous l’appeliez… Oh, il n’était pas aussi brillant que vous deux. Non. Mais il avait les pieds sur terre, c’était quelqu’un de solide, de fiable, et il était plus fin stratège et plus malin que vous ne le soupçonniez avec vos egos démesurés. Surtout, il y avait cette force en lui… Cette bonté aussi. Mathieu était la force, la patience et la bonté quand toi tu étais la fureur et Francis la duplicité. J’ai aimé Mathieu. Comme je vous ai aimés tous les deux. Pas la même passion dévorante. Pas la même flamme… mais d’une manière peut-être plus profonde — quelque chose que ni toi ni Francis ne pourrez jamais comprendre. Et puis, aujourd’hui, il y a Hugo. Il est tout ce qu’il me reste, Martin. Ne me l’enlève pas.
Servaz sentit la fatigue l’envahir. Toute l’excitation de cette nuit avait disparu. Toute la joie et la légèreté s’étaient éventées, comme du champagne.
— Paul Lacaze, tu connais ? demanda-t-il pour changer de sujet.
Elle hésita un instant.
— Qu’est-ce que Paul vient faire là-dedans ?
Il se demanda ce qu’il pouvait lui dire. Il ne pouvait pas lui raconter ce qu’il avait découvert.
— Tu connais tout le monde à Marsac. Que sais-tu de lui ?
Elle le sonda dans le clair de lune. Elle avait compris que cela avait un rapport avec l’enquête en cours — donc avec Hugo.
— Ambitieux. Très. Intelligent. Provocateur. Un avenir politique tout tracé au niveau national. Sa femme a un cancer.
Elle le scruta de nouveau.
— Tu sais déjà tout ça, conclut-elle en le regardant. Pourquoi tu t’intéresses à lui ?
— Désolé. Je ne peux rien dire pour le moment. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas ce que tout le monde sait, c’est ce que tu sais, toi — et que les autres ne savent pas.
— Pourquoi voudrais-tu que je sache des choses que les autres ignorent ?
— Parce que cela pourrait me permettre d’innocenter ton fils.
Planquée sous le drap, elle ne dormait pas. Ses pensées inquiètes l’en empêchaient. Margot ne cessait de repenser à la conversation sibylline qu’Elias et elle avaient surprise dans le labyrinthe. Elle essayait de se repasser chaque parole entendue, de les décrypter. Qu’avait voulu dire Virginie lorsqu’elle avait déclaré que, si nécessaire, ils aideraient son père à comprendre ? Il y avait une menace inexprimée dans cette phrase qui la glaçait. Elle avait nettement perçu l’existence d’un danger. Elle avait cru les connaître, elle avait cru qu’il s’agissait simplement des quatre jeunes gens les plus brillants du lycée : Hugo, David, Virginie et Sarah… Mais, cette nuit, elle avait découvert quelque chose qui ne cessait de la perturber. Une ombre, un sentiment. Vague, mais insistant. C’était là, non dit, mais présent au milieu de toutes leurs paroles. Et puis, il y avait cette phrase dans la bouche de David :
On doit réunir le Cercle en urgence.
Le Cercle… Quel Cercle ?… Le mot lui-même avait une aura de mystère, quelque chose d’énigmatique. Elle tapa un texto pour Elias :
[Ils ont parlé du Cercle. Qu’est-ce que c’est ?]
Elle se demanda s’il dormait déjà ou s’il allait répondre jusqu’au moment où son smartphone émit le son d’une harpe, l’écran tout proche de son visage sous le drap et, bien qu’elle l’attendît, le signal la fit sursauter.
[Pas la moindre idée. Important ?]
[Je crois.]
Elle attendit de nouveau la réponse, hasardant un coup d’œil en dehors du drap pour vérifier que Lucie dormait bien. Mais il n’y avait pas de danger, ses ronflements auraient pu servir de trucage sonore pour un film-catastrophe sur le grand tremblement de terre de Los Angeles.
[Dans ce cas, nous devons commencer par là.]
[Comment on fait ?]
[Ont parlé réunion Cercle le 17. On les quittera pas d’une semelle.]
[OK. Et en attendant ?]
[Continuons surveillance. Fais gaffe. Ils t’ont repérée.]
Une fois de plus, elle éprouva un sentiment de malaise en lisant cette dernière phrase. Elle se remémora celle de Sarah : « Il faut qu’on la garde à l’œil, je ne la sens pas, cette fille. » Elle était en train de répondre : « D’accord, à demain », lorsque son appareil vibra de nouveau, annonçant un dernier message :
[Sois vachement prudente. Suis sérieux. Si le coupable est parmi eux, ça craint. Bonne nuit.]
Margot resta un long moment à contempler la phrase inscrite sur l’écran lumineux. Elle finit par éteindre l’appareil et le posa sur la table de nuit. Puis elle fit quelque chose qu’elle n’avait encore jamais fait : elle alla verrouiller la porte de leur chambre.
24.
La source
Il était 7 h 30 du matin et Zlatan Jovanovic observait les autres consommateurs du café Richelieu en terminant son café-crème et son croissant pendant que Bruce Springsteen chantait Hungry Heart dans le vieux juke-box. Jovanovic affirmait à qui voulait l’entendre qu’il était capable de reconnaître un mari adultère, un huissier de justice, une épouse volage, un flic, un voleur à la petite semaine ou un dealer en un tournemain. Le client dans la cinquantaine au bar, par exemple, en compagnie de deux collègues plus jeunes en costume-cravate. Il venait de recevoir un texto et il affichait un sourire béat. Aucun message professionnel ou provenant d’une épouse de longue date ne faisait naître ce genre de sourire sur le visage d’un homme. Or l’alliance au doigt du type était ancienne. Zlatan aurait parié — à la façon dont, après ça, il s’était redressé et avait toisé ses deux voisins d’un air conquérant et supérieur — que sa maîtresse était bien plus jeune que lui et plutôt canon. Jovanovic avala une nouvelle gorgée de son crème, essuya sa lèvre supérieure et reporta son attention sur le gars. Il tapait une réponse rapide. Bien ferré, se dit-il. Le double bip d’un SMS retentit dans la salle moins d’une minute plus tard. Hmm, ça avait tout l’air d’une affaire qui roulait… Puis il surprit la brève lueur de contrariété dans les yeux de l’homme et la façon dont il se rongea ensuite les ongles. Oh, oh ! La demoiselle avait-elle décidé de passer à l’étape suivante ? Elle lui mettait peut-être la pression pour qu’il quitte sa femme. Et le bonhomme n’en avait sûrement pas envie… Toujours la même histoire : contrairement aux idées reçues, 70 % des divorces survenaient par décision de la femme, non du mari. Les hommes étaient plus lâches. Jovanovic haussa les épaules, mit cinq euros sur la table et se leva. Pas ses oignons — mais il n’était pas exclu qu’un jour prochain l’épouse de ce quidam se présente à son cabinet. Marsac était une petite ville.