Il ne dit rien. Il n’était pas sûr de ce dont il avait envie.
— Tu es tendu, dit-elle, une main sur sa poitrine. Qu’est-ce qu’il y a ? C’est à cause de moi ? De ce que je t’ai dit à ton sujet et à celui de Francis ?
— Non.
— De quoi alors ?
Il hésita. Devait-il lui en parler ? Pourquoi pas ; il lui raconta le mail qu’il avait reçu. Et aussi l’image sur la caméra de l’autoroute. Il évoqua simplement un homme qui s’était évadé, un homme qui cherchait à entrer en contact avec lui.
— Il y a quelque chose, dit-il. Je ne sais pas exactement quoi… J’ai comme l’impression d’être observé. La sensation que… quelqu’un suit tous mes faits et gestes, qu’il connaît chacun de mes déplacements, les anticipe même… comme s’il… Je sais que ça a l’air absurde… comme s’il connaissait mes pensées.
— Ça a l’air absurde, en effet.
— Tu vois, c’est comme quand tu joues aux échecs avec quelqu’un de bien meilleur que toi et tu sais que, quoi que tu fasses, il l’aura prévu… comme si… comme s’il était là, à l’intérieur de ta tête.
— Cela a un rapport avec l’enquête sur Claire ?
Il songea de nouveau au CD trouvé dans la chaîne stéréo.
— Je ne sais pas… Cet homme s’est évadé d’un hôpital psychiatrique il y a deux hivers de cela.
— C’est ce Suisse dont ont parlé les journaux, c’est ça ?
— Mmm.
— Tu crois qu’il est… revenu ?
— Peut-être… Je ne sais vraiment pas quoi penser. Ou alors c’est moi… Tu as raison, je dois devenir parano. Malgré tout, je sens quelque chose… Un plan, un canevas, une stratégie qui me concerne quelque part. Comme si j’étais sa marionnette. Il lui suffit de multiplier les provocations, un mail par-ci, un petit signe par-là, pour que je réagisse de telle ou telle façon.
— C’est à cause de ça que tu m’as demandé si j’avais vu quelqu’un rôder autour de la maison, l’autre soir ?
Il acquiesça. Il vit la lueur à l’intérieur des yeux de Marianne. Il sut ce qu’elle pensait : que ses vieux démons étaient de retour.
— Tu devrais faire attention, Martin.
— Tu crois que je deviens fou ? demanda-t-il.
— Il s’est passé quelque chose de bizarre, cette nuit…
— Bizarre comment ?
Il la vit rassembler ses idées, un pli vertical entre les sourcils.
— C’était après que nous ayons… fait l’amour la deuxième fois. Tu t’étais enfin endormi et moi, après notre conversation, je n’arrivais plus à trouver le sommeil. Il était quoi ? 3 heures du matin ? Je suis sortie du lit, j’ai attrapé le paquet de cigarettes et j’ai été en fumer une sur le balcon.
Il ne dit rien, attendant la suite.
— J’ai vu une ombre… près du lac. Je n’en suis pas sûre, mais il m’a semblé qu’il y avait quelqu’un derrière les arbres du jardin. Il a filé le long de la rive et disparu dans les bois. Sur le moment, j’ai pensé qu’il s’agissait peut-être d’un animal : un daim ou un sanglier… Mais, maintenant que j’y repense, je ne crois pas, non. Il y avait bien quelqu’un.
Il la regarda en silence. Elle était de retour. La sensation glaçante qu’un autre écrivait les pages de cette histoire à sa place, qu’il n’était qu’un personnage et que l’auteur se tenait dans l'ombre, tout près, choisissant et décidant de chacun des épisodes. Deux histoires indépendantes : le meurtre de Claire Diemar d’un côté ; le retour de Hirtmann de l’autre. À moins que… Il jeta ses jambes hors du lit et se leva. Attrapa son pantalon sur une chaise, son slip, puis passa sur le balcon, pieds nus.
— Montre-moi, lança-t-il par la porte-fenêtre. L’ombre, cette nuit, tu l’as vue où ?
Elle fit à son tour irruption dans le soleil et montra du doigt le bas de la pente, sur la droite, à la limite de l’eau, de la pelouse et de la forêt.
— Là-bas.
Il rentra, passa sa chemise et, une fois au rez-de-chaussée, traversa la terrasse côté lac pour descendre les marches, puis le jardin en pente, entre les arbres et les massifs. Il faisait déjà chaud. Le soleil avait séché la végétation et le lac luisait comme une plaque de métal sous ses rayons. Un bourdonnement attira son attention. Un bateau venait de quitter son ponton à cent mètres de là et un skieur émergea bientôt de l’eau dans son sillage. Un jeune garçon qui, à en juger par ses zigzags intrépides, avait déjà de longues heures de pratique derrière lui. L’assassin de Claire Diemar faisait preuve de la même dextérité et de la même expérience. Servaz se dit une fois de plus qu’il n’en était sûrement pas à son coup d’essai.
Il avait beau regarder autour de lui, il n’y avait rien ici. Si quelqu’un les avait observés, il n’avait pas laissé de traces.
Il gagna le bord de l’eau. Il vit des empreintes de pas, mais elles étaient anciennes. Il se mit en marche le long de la rive. Dans son dos, il devinait les évolutions du canot aux changements de régime du moteur. Il s’approcha de la lisière de la forêt, pénétra de quelques mètres dans les bois qui descendaient presque jusqu’à l’eau.
Un chien aboya au loin. Des cloches sonnèrent à Marsac. Le bateau continuait de bourdonner sur le lac.
Une petite source coulait dans un écrin de broussailles et de roseaux. La lumière du matin traversait les feuillages et faisait scintiller le filet d’eau qui s’écoulait sur un fond sablonneux ridé par les remous.
Le tronc était couché en travers du passage, près de la source. Servaz se dit que quantité de jeunes gens du voisinage avaient dû venir s’asseoir dessus, pour s’embrasser et flirter à l’abri des regards. D’ailleurs, il y avait deux lettres gravées dans l’écorce.
Il se pencha et se figea.
Il s’était assis sur un autre arbre, un peu plus loin. La chaleur qui montait rapidement avait déposé une pellicule de sueur sur son front — ou peut-être était-ce la découverte des deux lettres. Des insectes bourdonnaient et, pendant un moment, il avait cru qu’il allait être malade. Il chassa les mouches qui tournoyaient au-dessus de lui et composa le numéro de l’identité judiciaire pour leur demander de venir examiner l’endroit. Dès qu’il eut raccroché, son appareil vibra.
— Bon Dieu, qu’est-ce que vous avez foutu ? Et comment se fait-il que votre téléphone soit coupé ? rugit une voix dans son oreille.
Castaing, le procureur d’Auch. Servaz avait coupé son appareil la veille au soir et ne l’avait rallumé que ce matin pour appeler le SRPJ.
— Il était déchargé, mentit-il. Je ne m’en suis pas aperçu tout de suite.
— Ne vous ai-je pas dit de ne prendre aucune initiative sans en faire part au parquet au préalable ?
Lacaze n’avait pas traîné, songea-t-il.
— Ne vous ai-je pas expressément dit cela, commandant ?
— J’allais prévenir le juge, mentit-il pour la deuxième fois. Je m’apprêtais à le faire, mais vous m’avez devancé.
— Conneries ! répondit le magistrat. Pour qui vous prenez-vous, commandant, et pour qui me prenez-vous ?
— On a trouvé des dizaines de mails échangés entre Paul Lacaze et Claire Diemar, répondit-il. Des mails prouvant qu’ils avaient une liaison. Ce que Paul Lacaze lui-même a reconnu hier soir. Ils étaient manifestement très amoureux. Je l’ai entendu au titre de témoin.
— Et vous vous pointez chez lui, devant sa femme qui est atteinte d’un cancer, à 11 heures du soir ? Je viens de me prendre un savon de la part de la chancellerie. Et, croyez-moi, je n’aime pas ça.