Servaz observait une araignée d’eau qui se déplaçait à la surface de la source, là où elle stagnait. Avec ses longues pattes graciles, elle évitait de se mouiller — tout comme l’homme au bout du fil.
— Ne vous en faites pas, dit-il. J’en prends la responsabilité.
— Responsabilité, mon cul, cracha le procureur. C’est sur moi que ça va retomber si vous déconnez ! La seule chose qui m’empêche de demander à Sartet de vous dessaisir et de vous retirer votre habilitation OPJ, c’est que Lacaze lui-même m’a demandé de n’en rien faire. (Il a peur que la chose s’ébruite, songea Servaz) Dernier avertissement, commandant. Plus de contact avec Paul Lacaze sans l’autorisation du juge, vous m’avez compris ?
— Cinq sur cinq.
Il referma l’appareil et essuya son front dégoulinant de sueur. Celle présente dans son dos et sous ses aisselles lui donnait envie de se gratter. La fraîcheur de la source et la végétation attiraient les insectes.
Avant d’avoir eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait, il sentit sa bouche s’emplir de salive et il se pencha pour vomir son café et son petit déjeuner.
Ziegler passa un doigt entre le col dur de sa chemise d’uniforme et son cou. Il faisait atrocement lourd dans son bureau, bien qu’elle eût ouvert la fenêtre pourvue de barreaux. Encore une chose qui n’avait pas changé au cours de ses vacances : personne n’avait réparé la clim. Pas de budget non plus pour remplacer les vieux PC ni pour installer une connexion Internet supplémentaire et surtout le haut débit. Résultat : cinq minutes minimum pour télécharger la photo d’un suspect. Quant à ses hommes, l’un était en congé maladie et un autre en train de tondre la pelouse ! C’était ça, la réalité d’une brigade de gendarmerie au fin fond de la campagne.
L’ambiance était typique d’un matin à l’approche de l’été : pendant l’absence du chef, tout le monde en avait profité pour se relâcher, la plupart des dossiers avaient pris du retard et tous faisaient la tronche. En outre, ils faisaient tous partie des meubles. Pas elle… Et un mois sans elle leur avait tout à coup rappelé que leur vie était infiniment plus facile quand elle n’était pas là. Elle savait cependant que ses hommes avaient aussi de bonnes raisons de se plaindre : le manque d’effectifs, les permanences de nuit, les week-ends et les jours fériés, le nombre d’heures de service qui augmentait sans cesse, l’absence de vie de famille, la solde qui ne suivait pas, la vétusté des logements, des locaux et des véhicules — et, tout là-haut, des politiques qui se pavanaient en prétendant faire de la lutte contre la délinquance une priorité. À la SR, elle avait pris l’habitude de faire cavalier seul ; désormais, elle allait devoir se faire violence et trouver le moyen de former autour d’elle une équipe soudée et solidaire.
Tu dois mettre de l'eau dans ton vin, ma vieille. Tu peux être une sacrée chieuse quand tu veux. Pense à apporter les croissants demain matin.
Cette idée la fit ricaner. Et pourquoi pas la leur tenir pendant qu’ils pissaient tant qu’on y était. Elle considéra en fronçant les sourcils la pile de dossiers sur son bureau. Vols à la roulotte, délinquance routière, cambriolages, vols de voitures, destructions, dégradations : pas moins de cinquante-deux faits de délinquance de proximité enregistrés et seulement cinq résolus. Génial. En revanche, elle n’était pas peu fière de son bilan en matière de crimes et délits judiciaires, avec un taux d’élucidation de près de 70 %. Un chiffre bien supérieur à la moyenne nationale. Mais les deux dossiers qui la préoccupaient le plus étaient aussi les plus volumineux. Le premier concernait une affaire de viol : les seules informations dont ils disposaient était la marque de la voiture, sa couleur et un autocollant sur le pare-brise arrière que la victime avait décrit avec précision. Elle avait senti dès le départ que cette enquête n’enthousiasmait guère ses hommes et qu’ils étaient tentés de la garder sous le coude en attendant l’apparition d’éléments nouveaux — autrement dit, un miracle —, mais elle était bien décidée au contraire à la presser tant qu’il y aurait du jus dans le citron.
La seconde concernait une bande spécialisée dans le vol de cartes bancaires qui sévissait depuis plusieurs mois dans la région en employant la technique dite du « collet marseillais ». Technique qui consistait à bloquer la carte dans le distributeur de billets à l’aide d’un morceau de carte à jouer, de paquet de cigarettes ou d’un ticket de bus ou de métro. Un des complices se présentait alors et invitait la victime à composer son code secret à plusieurs reprises. Dès que la victime se rendait dans la banque pour récupérer sa carte soi-disant avalée, le complice la récupérait et filait effectuer ailleurs retraits et achats avant que l’opposition ne soit activée. Ziegler avait noté que le même distributeur avait été piégé trois fois en l’espace de quatorze mois et qu’il l’avait été chaque fois à cinq mois d’intervalle, à quelques jours près. Le DAB en question semblait présenter un certain nombre d’avantages aux yeux des voleurs. Elle nota en haut de la page :
Tendre souricière DAB. Vérifier mouvements dans la période.
Par la porte entrouverte, elle entendit l’un de ses hommes entrer d’un pas vif et réclamer l’attention générale.
— Écoutez ça, les gars !
Tout le monde suspendit son activité et Ziegler prêta l’oreille, espérant enfin du nouveau dans l’un des dossiers en souffrance.
— Il paraît que Domenech va conserver Anelka en pointe contre le Mexique.
— Putain, c’est pas possible ! s’exclama quelqu’un.
— Et aussi Sidney Govou…
Un murmure de consternation s’éleva de l’autre côté de la porte. Ziegler leva les yeux vers les pales du gros ventilateur qui brassait l’air chaud sans le rafraîchir pour autant. Ses pensées revinrent à l’article qu’elle avait découvert au kiosque de l’aéroport et au mail qu’elle avait trouvé dans l’ordinateur de Martin. Elle se dit que les dossiers sur son bureau avaient attendu tout un mois son retour, ils pouvaient attendre encore un peu. Elle se leva, elle avait quelqu’un à voir.
Margot se roulait une cigarette, le bout-filtre coincé entre ses lèvres, étalant les brins de tabac sur le papier tout en observant l’autre côté de la cour envahie par la foule des élèves, là où se rassemblaient les deuxième année. Elle avait attendu la fin du cours de Van Acker avec impatience. D’ordinaire, pourtant, elle l’appréciait. Surtout lorsque Van Acker était d’humeur massacrante, c’est-à-dire la plupart du temps. Francis Van Acker était un sadique, un despote, et il possédait un véritable détecteur à médiocrité. Francis Van Acker haïssait la médiocrité. Tout comme la lâcheté, la servilité et les béni-oui-oui. Dans ses mauvais jours, il lui fallait absolument trouver un bouc-émissaire et il flottait alors dans toute la classe une odeur de sang. Margot se régalait de voir la peur parcourir les rangs de ses condisciples. Ils avaient développé un véritable instinct de survie et tout le monde était capable de deviner, dès l’entrée du prof de lettres, si ce jour-là le squale allait ou non partir en chasse. Margot comme les autres le devinait à la façon dont ses yeux bleus les scannaient et dont un rictus déformait la bouche mince au milieu du collier de barbe.
Les lèche-bottes détestaient Van Acker. Et ils en avaient peur. En début d’année scolaire, ils avaient commis l’erreur de croire qu’ils pourraient l’amadouer avec leurs courbettes et découvert à leurs dépens que, non seulement Van Acker était insensible à toute forme de flatterie, mais qu’il allait leur faire payer cher leur erreur de jugement. Ses proies préférées étaient ceux qui compensaient des capacités limitées (limitées au sein de cette élite que constituait Marsac) par un excès de zèle. Margot n’en faisait pas partie. Elle se demanda si Van Acker l’appréciait parce qu’elle était la fille de son père ou parce que, les rares fois où il s’en était pris à elle pour la tester, elle lui avait répondu du tac au tac. Francis Van Acker aimait qu’on lui tienne tête.