— Servaz, avait-il dit ce matin-là alors que ses pensées vagabondaient du côté de ce qui s’était passé cette nuit, ce que je raconte ne vous intéresse pas ?
— Euh… si… bien sûr…
— Alors de quoi est-ce que j’étais en train de parler ?
— De l’existence d’un consensus autour de certaines œuvres, du fait que si, au cours des siècles, un grand nombre de gens sont tombés d’accord pour dire qu’Homère, Cervantès, Shakespeare et Hugo sont des artistes supérieurs, cela signifie que la phrase chacun ses goûts est un sophisme… Du fait que tout ne se vaut pas, et que les pacotilles vendues comme de l’art par la publicité, le cinéma de masse et le mercantilisme en général ne sont pas équivalentes aux grandes créations de l’esprit humain, que les principes élémentaires de la démocratie ne s’appliquent pas en art où règne l’impitoyable dictature des meilleurs sur les médiocres.
— Ai-je dit « tout ne se vaut pas » ?
— Non, monsieur.
— Alors ne mettez pas dans ma bouche des mots que je n’ai pas prononcés.
Gloussements dans la classe. Les mêmes qui servaient d’ordinaire de paratonnerre à la foudre Van Acker se régalaient quand un autre en faisait les frais. Rires au premier rang. Elle avait fait un discret doigt d’honneur aux courtisans assis en bas de l’amphithéâtre qui s’étaient retournés pour la toiser.
Elle remplit de fumée ses jeunes poumons déjà infectés par la nicotine et considéra le trio David/Sarah/Virginie. À tour de rôle, ils la fixaient, malgré la distance et les grappes d’élèves qui les séparaient, et elle soutenait leurs regards en tirant sur sa minuscule cigarette, sans les quitter un instant des yeux. Au cours de la nuit, elle avait décidé d’adopter une tactique radicalement différente. Plus… gonflée. Mettre le gibier en mouvement. Au lieu de se faire plus discrète, se montrer, les conforter dans leurs soupçons, les emmener à penser qu’elle savait quelque chose. Si le coupable était parmi eux, il finirait peut-être par se sentir en danger et par perdre les pédales.
Une tactique qui n’était pas sans risque.
Une tactique dangereuse. Mais un innocent était en prison, et le temps pressait.
— Où cette photo a-t-elle été prise ? demanda Stehlin.
— À Marsac. Près du lac… À l’orée des bois. Juste à côté du jardin de Marianne Bokhanowsky, la mère d’Hugo.
— C’est elle qui a découvert les lettres ?
— Non, c’est moi.
Le regard du directeur s’agrandit.
— Qu’est-ce que tu faisais là-bas ? Tu cherchais quelque chose ?
Servaz avait prévu cette question. Son père lui avait appris un jour que la meilleure stratégie restait presque toujours la vérité ; la plupart du temps, elle était plus embarrassante pour les autres que pour soi.
— J’ai passé la nuit là-bas. Je connais la mère d’Hugo depuis longtemps.
Le regard du directeur s’attardait. Et il n’était pas le seul : Espérandieu, Pujol et Samira le regardaient aussi, à présent.
— Bordel de merde, dit Stehlin. C’est la mère du principal suspect !
Servaz ne dit rien.
— Qui d’autre est au courant ?
— De ma présence, là-bas, cette nuit ? Pour l’instant, personne.
— Et si elle décide de s’en servir contre toi ? Si elle en parle à son avocat ? Si le juge apprend ça, il va dessaisir le service et refiler l’enquête aux gendarmes !
Servaz repensa au baveux à lunettes qui s’était présenté l’autre nuit et qui avait demandé à voir Hugo — mais il ne dit rien.
— Merde, Martin, aboya Stehlin. Dans la même soirée, tu interroges un député sans en informer personne et, après ça, tu… tu passes la nuit avec… chez la mère du principal suspect ! Tes actes pourraient être lourds de conséquences, ils pourraient invalider toute l’enquête, tout le travail de l’équipe !
Stehlin avait l’art de la périphrase, il aurait pu formuler ça en termes plus crus, mais Servaz comprit qu’il était furieux.
— Bon, dit le directeur en faisant des efforts visibles pour recouvrer son sang-froid. En attendant, qu’est-ce que ça change ? On en est toujours au même point : rien ne prouve que ce soit Hirtmann qui ait gravé ces lettres. J’ai le plus grand mal à croire que le Suisse soit revenu rien que pour toi, qu’il passe son temps à te courir derrière et à semer des indices à ton intention. Tout ça pour une connerie de musique et parce que vous avez fait causette une fois. D’autant plus que tout ça a commencé après le meurtre de Claire Diemar.
— Pas après : avec, corrigea Servaz. Ce qui change tout. Cela a commencé avec la présence du CD dans la chaîne… N’oublions pas que Claire a précisément le profil des victimes de Hirtmann.
Comme il l’avait prévu, cette phrase fit son petit effet. Tous prirent le temps de digérer cette information.
— Et puis, il y a une autre hypothèse, dit-il. Peut-être qu’en réalité Hirtmann n’a jamais vraiment quitté la région. Pendant que toutes les polices d’Europe et Interpol surveillaient les trains, les aéroports, les frontières, l’imaginaient à des milliers de kilomètres, peut-être qu’il se planquait tout près d’ici — en se disant que le dernier endroit où nous le chercherions, ce serait de l’autre côté de la rue.
Il leva les yeux et vit dans les leurs qu’il avait réussi son coup, qu’ils commençaient à douter. L’atmosphère s’appesantit ; l’évocation du Suisse, de ses meurtres, de sa violence, même indirectement, empoisonnait l’air. Il décida d’enfoncer le clou.
— Quoi qu’il en soit, désormais, trop d’éléments vont dans le même sens pour qu’on se permette de négliger plus longtemps la piste Hirtmann. Même si ce n’est pas lui, cela veut dire que quelqu’un, là-dehors, l’imite et est lié d’une manière ou d’une autre au meurtre de Claire Diemar — ce qui pose la question de la culpabilité d’Hugo. Je veux que Samira et Vincent s’occupent de cette piste à plein temps. Qu’ils se rapprochent de la cellule à Paris qui traque Hirtmann et qu’ils essaient d’obtenir toutes les informations qui pourraient confirmer que le Suisse est bien dans le coin. Ou pas.
Stehlin acquiesça gravement. Il fixait Servaz, l’air préoccupé.
— Très bien. Mais une autre question se pose, dit-il.
Servaz le regarda.
— Celle de ta sécurité… Qu’il s’agisse du Suisse ou pas, ce dingue qui est dehors semble te suivre à la trace. Il semble qu’il ne soit jamais très loin de là où tu te trouves… Et puis, il y a eu cet… incident sur le toit de la banque. Putain, tu as failli être balancé dans le vide, Martin ! Je n’aime pas ça. Ce type fait une véritable fixette sur toi — et il t’a déjà agressé une fois.
— S’il avait voulu s’en prendre à moi, il aurait pu facilement le faire cette nuit, objecta le flic.
— Comment ça ?
— La porte-fenêtre de la chambre donne sur le balcon et elle était ouverte. Il y a à peine trois mètres entre le balcon et le jardin, et une gouttière et une vigne vierge juste à côté. Il aurait pu aisément grimper par là. Et nous… enfin… je dormais.