À présent, tous le regardaient. Il ne faisait plus de doute qu’il avait dormi dans un autre lit que le sien, de toute évidence avec la maîtresse des lieux, c’est-à-dire une personne directement liée à l’enquête en cours. Laquelle pouvait désormais être mise en charpie par n’importe quel homme de loi à peu près compétent invoquant le conflit d’intérêts. Stehlin s’écroula dans son fauteuil, contempla le plafond et émit un très long soupir.
— Si nous partons de l’hypothèse qu’il s’agit bien de Hirtmann, je ne pense pas que le Suisse représente une menace pour moi, s’empressa de poursuivre Servaz. Sa victimologie est toujours la même : des jeunes femmes — ayant toutes plus ou moins les mêmes caractéristiques physiques. Les seuls hommes qu’il ait jamais tués à notre connaissance étaient l’amant de sa femme, et en l’occurrence il s’agissait d’un crime passionnel, et un Hollandais qui s’est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Mais je veux que Vincent et Samira fassent autre chose.
Ses deux adjoints lui jetèrent un regard interrogateur.
— Je suis d’accord au moins sur un point : il semble que Hirtmann fasse une fixation sur moi. Si c’est lui, il paraît très bien renseigné. Et il n’est jamais très loin de là où nous sommes. Par ailleurs, ses victimes ont toujours été des jeunes femmes. Je veux que Vincent et Samira se chargent de la protection de Margot, au lycée de Marsac. Si le Suisse veut m’atteindre d’une manière ou d’une autre, il sait que c’est là mon point faible — et là où il me fera le plus mal.
Le front de Stehlin s’était plissé encore davantage. Il avait l’air profondément inquiet à présent. Il déplaça son regard vers ses adjoints. Samira hocha la tête.
— Pas de problème, répondit-elle. Martin a raison : si cet enfoiré doit s’en prendre à lui, et s’il est aussi bien renseigné qu’il semble l’être, on ne peut pas courir le risque de laisser Margot sans protection.
— Je suis d’accord, renchérit Espérandieu avec conviction.
— Autre chose ? demanda Stehlin.
— Oui. Si Hirtmann est toujours à mes basques, il y a peut-être un moyen de l’attraper, cette fois. Pujol pourrait me prendre en filature. De très loin, avec un équipier. Une filature à distance et surtout aussi discrète que possible. Pas de visuel ou très peu. Un suivi GPS, une balise. Si Hirtmann veut vraiment me tenir à l’œil, il faudra bien qu’il se montre, qu’il prenne un risque, si minime soit-il. Et nous serons là quand il le fera.
— Idée intéressante… Et qu’est-ce qui se passe s’il sort du bois ?
— On intervient.
— Sans soutien ? Sans unité d’intervention ?
— Hirtmann n’est pas un terroriste, ni un gangster. Il n’est pas préparé à ce genre de confrontation. Il n’opposera pas de résistance.
— Il me semble plein de ressources, au contraire, objecta Stehlin.
— Pour l’instant, nous ne savons même pas si ce plan a des chances de fonctionner. On avisera le moment venu.
— Bon, très bien. Mais je veux être tenu au courant dès que quelque chose bouge, et que vous me communiquiez tout ce que vous avez, c’est bien compris ?
— Je n’ai pas fini, dit Servaz.
— Quoi encore ?
— Il faut appeler le juge, j’ai besoin d’une commission rogatoire. Pour une détenue à la maison d’arrêt de Seysses.
Stehlin acquiesça. Il avait compris. Il se retourna et attrapa un journal derrière lui qu’il lança devant Servaz.
— Ça n’a pas marché. Aucune fuite, cette fois.
Servaz regarda Stehlin. Se pouvait-il qu’il se soit trompé ? Soit le journaliste n’avait pas jugé l’information suffisamment importante, soit Pujol n’était pas la personne qui balançait les infos à la presse.
Le ciel était pâle derrière les fenêtres de la classe. Tout était foutrement immobile. Une chaleur blanche comme un film transparent posé sur le paysage. Des ombres courtes, dures, sous les chênes, les tilleuls et les peupliers qui paraissaient pétrifiés. Seuls le filament blanchâtre d’un avion à réaction et quelques oiseaux mettaient un peu de mouvement dans le tableau. Même les terminales qui s’entraînaient là-bas sur le terrain de rugby semblaient souffrir de la chaleur, et le jeu se faisait au ralenti, sans plus d’enthousiasme ni d’inspiration que celui de l’équipe de France de football.
L’été s’était installé et elle se demanda en regardant par la fenêtre si cela allait durer. Elle n’écoutait le cours d’histoire que d’une oreille et les mots glissaient sur elle comme des gouttes d’eau sur du plastique. La tête en feu, elle songeait au mot rédigé à la main qu’elle avait découvert une heure plus tôt placardé avec du ruban adhésif sur son casier. En le lisant, elle avait rougi de honte et de colère puis, aux regards qu’elle avait croisés autour d’elle, elle avait compris que tout le monde était déjà au courant. Le mot disait :
Hugo est innocent. Ton père devrait faire gaffe. Et toi aussi. Tu n’es plus la bienvenue, sale pute.
Sa tactique commençait à payer…
25.
Cercles
Meredith Jacobsen attendait le vol Air France en provenance de l’aéroport de Toulouse-Blagnac dans le hall des arrivées d’Orly-Ouest, ce mardi à 13 h 05. Il avait dix minutes de retard, mais elle en connaissait la cause : le vol avait été retardé pour permettre à son patron, le député Paul Lacaze, de monter à bord. Il avait obtenu une place de dernière minute dans un appareil pourtant bondé.
Ce n’était pas sa qualité de député qui lui avait valu ce traitement de faveur, mais son appartenance à un cercle très fermé : le Club 2000. Contrairement aux programmes de fidélisation réservés aux très grands voyageurs ayant justifié de quelques dizaines de milliers de miles et de milliers d’heures passées à bord de vols longs-courriers, le sésame du Club 2000 n’était pas une carte de fidélité. Il était attribué selon des critères drastiques mais flous à un club très restreint de grands décideurs économiques, de personnalités du show-biz, de hauts fonctionnaires et d’hommes politiques. À l’origine, le club était limité à deux mille membres à travers le monde pour bien en marquer la différence et l’importance — mais il s’était peu à peu agrandi jusqu’à compter presque dix fois le nombre initial de bénéficiaires. On trouvait également parmi eux quelques cardinaux, sportifs et prix Nobel. Les 577 députés de l’Assemblée nationale n’avaient évidemment pas tous accès au Club, même s’ils ne payaient pas leurs transports pour autant, cependant Lacaze était l’étoile montante, le chouchou des médias, et les personnalités en vue étaient câlinées par la compagnie aérienne.
Les portes s’ouvrirent enfin sur les passagers et Meredith Jacobsen fit un petit signe à son patron qui s’avançait, son sac de voyage en bandoulière, avec la mine des mauvais jours. Fille d’une Française et d’un Suédois, diplômée de Sciences Po, à vingt-huit ans, Meredith Jacobsen était assistante parlementaire. Elle était payée sur des fonds privés alloués à son député et occupait un minuscule bureau au 126, rue de l’Université. Lacaze employait quatre collaborateurs — dont deux membres de sa famille, un lointain cousin et une nièce — rémunérés en toute légalité sur les fonds de l’Assemblée nationale, mais elle était la pièce maîtresse du dispositif, la personne de confiance — et la seule employée à plein temps.