Le travail d’un assistant parlementaire n’est pas clairement défini. Meredith, elle, s’occupait de tout : elle triait le courrier, gérait le planning et les rendez-vous, s’occupait des réservations de train, d’avion et d’hôtel, des relations avec les médias, avec les milieux associatifs, syndicaux et économiques, rédigeait des notes de synthèse et participait même à la rédaction des propositions de lois et des amendements. Meredith était une perle et Lacaze le savait. Elle ne ferait pas long feu dans un métier où il n’y avait aucune perspective de carrière. En outre, elle était agréable à regarder. C’est pourquoi il la payait 2 800 euros par mois, la fourchette la plus haute dans une profession où la rémunération pouvait varier de quelques centaines à quelques milliers d’euros.
Paul Lacaze ne puisait toutefois pas dans ses deniers personnels pour rétribuer son assistante. Comme chaque député, il recevait de l’État 8 859 euros par mois pour la rémunération de ses collaborateurs, dont il était libre de choisir le nombre, à condition de ne pas en avoir plus de cinq, les tâches auxquelles il les affectait et même le salaire qu’il leur versait. S’ajoutaient à cette enveloppe sa propre indemnité parlementaire : 5 189, 27 euros, ainsi qu’une généreuse « indemnité représentative de frais de mandat » de 6 412 euros brut, sur l’utilisation de laquelle l’Assemblée n’exerçait aucun contrôle. Enfin, tous ses déplacements en première classe sur le réseau ferré national ainsi que tous ses frais de communications téléphonique et informatique étaient pris en charge — ce qui lui évitait d’avoir à puiser dans l’indemnité précédemment citée. Bien entendu, personne n’aurait eu l’inconvenance de lui demander de rembourser une partie de ces frais s’il s’était avéré qu’il n’en dépensait pas la moitié.
Meredith embrassa son patron sur les deux joues, attrapa son sac, et ils se dirigèrent vers le dépose-minute où un taxi les attendait.
— Il faut se dépêcher, dit-elle. Devincourt t’attend pour déjeuner au Cercle de l’Union interalliée.
Lacaze pesta intérieurement : « la Baleine » aurait pu choisir un endroit plus discret. Officiellement, Devincourt n’était qu’un sénateur parmi d’autres. Il n’était même pas président de groupe. En réalité, à soixante-douze ans, c’était l’un des ténors du parti. Il avait été élu député pour la première fois à l’âge de vingt-neuf ans, en 1967, avait occupé tous les ministères régaliens l’un après l’autre pendant plus de quarante ans, connu six présidents, dix-huit Premiers ministres, des milliers de parlementaires, fait et brisé plus de situations que quiconque. Lacaze le considérait comme un dinosaure, un type du passé, un has been — mais personne ne pouvait se permettre de ne pas écouter la Baleine.
Meredith Jacobsen tira sur sa jupe en s’asseyant à l’arrière du taxi et Lacaze se fit une fois de plus la réflexion qu’elle avait vraiment de jolies jambes. La radio diffusait David Bowie à plein volume et il demanda au chauffeur de baisser le son. Une chemise ouverte sur les genoux, Meredith lui résuma alors son planning du Jour et il s’absorba dans la contemplation des tristes friches de la banlieue sud de Paris en l’écoutant d’une oreille distraite. À tout prendre, il préférait encore les bidonvilles de Buenos Aires ou de Sâo Paulo. Il les avait visités à l’occasion d’une des somptuaires missions organisées par l’un des groupes d’amitié de l’Assemblée : eux au moins avaient du cachet.
En entrant dans la grande salle, Lacaze vit que la Baleine n'avait pas attendu pour se mettre à table. Il trônait au milieu de la Salle à Manger, le restaurant gastronomique du Cercle de l'Union interalliée, au premier étage — que le vieux sénateur préférait à la terrasse prise d’assaut par beau temps et à la cafétéria où se pressaient les trentenaires musclés fréquentant les installations sportives du club. La Baleine ne faisait pas de sport et il pesait un quintal et demi. Il fréquentait déjà le Cercle alors que tous ces morveux n’étaient même pas nés. Fondé en 1917, au moment de l'entrée officielle des États-Unis dans la guerre, le Cercle de l’Union interalliée était destiné à l’origine à offrir un lieu d’accueil aux officiels et aux personnalités de l’Entente. Installé dans un des plus beaux hôtels particuliers de Paris, au 33, rue du Faubourg-Saint-Honoré, entre les ambassades anglaise et américaine, le palais de Elysée et les boutiques de luxe du 8° arrondissement, il avait depuis longtemps perdu de vue sa vocation initiale. Deux restaurants, un bar, un parc, une bibliothèque de quinze mille ouvrages, des salons privés, une salle de billard, une piscine, un hammam et un complexe sportif au sous-sol. Droits d’admission : environ 4 000 euros. Montant de la cotisation annuelle : 1 400. Bien entendu, l’argent ne suffisait pas pour être admis — sans quoi tous les vendeurs de fripes récemment enrichis de l’autre côté de l’Atlantique, les petits génies acnéiques de l’informatique et les trafiquants de drogue du 9–3 seraient venus se vautrer dans ses salons et piétiner ses tapis de leurs baskets. Il fallait être parrainé — et patient — et, pour certains, l’attente durait toute une vie.
En se faufilant parmi les tables, Lacaze observa le sénateur qui ne l’avait pas encore repéré. Petit, obèse, vêtu d’un costume à rayures à tout le moins voyant et d’une chemise blanche, il était attablé devant un homard. Lacaze voyait les plis de graisse sur sa nuque et la façon dont les innombrables bourrelets qui recouvraient son corps pachydermique tendaient le tissu de son coûteux costume.
— Mon jeune ami, dit Devincourt de sa voix de rogomme quand il découvrit le député, asseyez-vous. Je ne vous ai pas attendu. Mon ventre est plus exigeant que la plus exigeante des maîtresses.
— Bonjour, sénateur.
Le maître d’hôtel arriva et Lacaze commanda un carré d’agneau avec des cèpes.
— Alors, on me dit que vous avez mis votre nez dans une chatte et qu’elle a eu la mauvaise idée de clamser ? J’espère qu’elle en valait la peine, au moins.
Lacaze frissonna. Il inspira à fond. Un mélange acide de fureur et de désespoir lui mordit les boyaux. Entendre parler ainsi de Claire lui donnait envie de défoncer le crâne de ce gros salaud à coups de poing. Mais il avait déjà craqué devant ce flic. Il devait se reprendre.
— En tout cas, elle n’était pas rémunérée, rétorqua-t-il, les mâchoires serrées.
Tout Paris savait que la Baleine recourait aux services dûment tarifés de professionnelles. Des filles de l’Est que des macs faisaient venir dans certains grands hôtels peu regardants. Pendant un instant, le sénateur le fixa d’un regard indéchiffrable — puis il explosa d’un rire qui leur valut quelques regards courroucés ou surpris.
— Putain, le petit con ! Et en plus, il était amoureux ! (Devincourt essuya ses lèvres ointes du coin de sa serviette et redevint soudain sérieux.) L’amour… (Dans sa bouche gourmande, le mot avait quelque chose d’obscène et, de nouveau, Paul Lacaze sentit ses viscères se nouer.) J’ai été amoureux, moi aussi, dit soudain la Baleine. Il y a longtemps. J’étais étudiant. Elle était belle, magnifique. Elle étudiait les Beaux-Arts. Elle avait du talent. Oh oui. Ce furent, je crois, les plus beaux jours de ma vie. J’avais l’intention de l’épouser. Je rêvais d’avoir des enfants, une famille nombreuse, et elle à mes côtés, à chaque moment de mon existence. Une vie douce, longue, paisible, où nous aurions vieilli ensemble, où nous les aurions regardés grandir, avoir à leur tour des enfants. Et nous aurions été fiers, d’eux, de nos amis, de nous-mêmes. Des rêves de midinette, j’en avais plein le crâne. Vous vous rendez compte : moi, Pierre Devincourt ! Et puis, je l’ai surprise au lit avec un autre. Elle n’avait même pas pris la peine de verrouiller sa porte. Votre copine, est-ce qu’elle avait quelqu’un d’autre ?