Il se demanda où elle voulait en venir. Élisabeth Ferney avait-elle tenté de se suicider ? Il prit note de poser la question au personnel médical.
— Mais vous n’êtes pas venu simplement pour prendre de mes nouvelles, n’est-ce pas ?
Servaz avait prévu la question. Il pensa encore une fois au conseil de son père. La sincérité… Il n’était pas sûr que ce fût la bonne stratégie — mais il n’en avait pas d’autre en magasin.
— Julian m’a écrit. Un mail… Je crois qu’il est ici, à Toulouse. Ou pas loin.
Avait-il lu quelque chose dans le regard de l’ancienne infirmière-chef ? Ou était-ce juste son imagination ? Elle le fixait, toujours aussi impénétrable.
— Julian… Élisabeth… On est tous devenus copains, alors. Et il disait quoi, ce mail ?
— Qu’il allait repasser à l’action, qu’il goûtait sa liberté.
— Et vous le croyez ?
— Et vous, vous en pensez quoi ?
Le sourire sur les lèvres non peintes fut comme la cicatrice d’un coup de canif.
— Montrez-moi ce mail, et peut-être je vous le dirai.
— Non.
Le sourire disparut.
— Vous avez l’air fatigué, Martin… Vous avez la tête de quelqu'un qui ne dort pas beaucoup, je me trompe ? C’est à cause de lui, n’est-ce pas ?
— Vous n’avez pas l’air très en forme non plus, Lisa.
— Vous n’avez pas répondu à ma question. C’est Hirtmann qui vous turlupine ? Vous avez peur qu’il s’en prenne à vous ? Vous avez des enfants ?
Il enfonça ses ongles dans ses paumes, sous la table. Puis il reposa ses mains à plat sur ses cuisses, décroisa les chevilles et essaya de se détendre. Quelque chose, chez Élisabeth Ferney, le glaçait jusqu’aux os. Il sentit l’humidité qui était apparue sous ses aisselles.
— D’ailleurs, pourquoi vous ? Si je ne m’abuse, vous ne l’avez rencontré qu’une seule fois. Je me souviens de votre visite à l’Institut. Avec ce petit psychologue à barbichette et cette gendarme…
Joli brin de fille. Qu’est-ce que vous vous êtes dit, ce jour-là, avec Julian, pour qu’il fasse une telle fixation sur vous ? Et vous aussi, vous en faites une sur lui, pas vrai ?
Il se dit qu’il ne devait pas la laisser mener la conversation. Élisabeth Ferney était de la même race que Hirtmann : une perverse narcissique, une manipulatrice, un être profondément égocentrique qui essayait constamment d’asseoir son emprise sur l’esprit des autres. Il s’apprêtait à dire quelque chose mais elle ne lui en donna pas le temps.
— Et donc, vous vous êtes dit qu’il était peut-être entré en contact avec sa complice d’hier, c’est bien ça ? En admettant que je sache quelque chose, pourquoi est-ce que je vous le dirais ? À vous, en particulier ?
Cette question-là aussi, il l’avait prévue. Il affronta le regard posé sur lui.
— J’ai parlé avec le juge. Un accès à la presse quotidienne et vous serez inscrite à l’atelier micro-informatique. Avec un accès Internet contrôlé une fois par semaine. Je m’assurerai personnellement que la décision du juge est bien appliquée par l’administration de cet… établissement. Vous avez ma parole sur ce point.
— Et si je n’ai rien à vous dire ? Si Hirtmann ne m’a pas contactée ? Le marché tient toujours ?
Elle sourit méchamment. Il ne répondit pas.
— Qu’est-ce qui me garantit que vous allez tenir parole, que ce n’est pas du bluff ?
— Rien.
Elle rit. Mais c’était un rire sans joie. Il avait réussi son coup. Il le lut dans son regard.
— Rien, répéta-t-il. Rien ne vous le garantit. Tout dépend si je vous crois ou non. Tout dépend de moi, Élisabeth. Mais vous n’avez pas trop le choix, de toute façon, n’est-ce pas ?
Un bref flamboiement de colère et de haine dans le regard de la femme assise en face de lui. Elle avait dû prononcer cette phrase si souvent qu’elle l’avait reconnue, même dans la bouche d’un autre. La phrase de celui ou celle qui détient le pouvoir. Désormais, les rôles étaient inversés et elle en avait cruellement conscience. Elle avait si souvent été à sa place lorsqu’elle dirigeait l’institut Wargnier avec le Dr Xavier — menaçant et cajolant ses patients, leur faisant valoir tout ce qu’ils avaient à gagner ou à perdre, leur disant exactement ce qu’il venait de lui dire : qu’ils n’avaient pas le choix et que tout dépendait d’elle.
— Contrairement à vous, je n’ai aucune nouvelle de Julian Hirtmann, répondit-elle, et il devina dans sa voix une frustration et une tristesse non feintes. Il n’a pas cherché à reprendre contact. J’ai longtemps attendu un signe. Quelque chose… Vous savez comme moi qu’il n’y a rien de plus facile que de faire passer un message à un prisonnier. Mais ce n’est jamais arrivé… Non. En revanche, j’ai une information qui devrait vous intéresser.
Il soutint son regard, tous les sens en éveil.
— Un ordinateur une fois par semaine et l’accès à la presse quotidienne, on est bien d’accord ?
Il hocha la tête.
— Quelqu’un d’autre est passé avant vous. Quelqu’un qui voulait savoir exactement la même chose que vous. Et, bizarrement, elle est passée aujourd’hui.
— Qui ? demanda-t-il.
Elle lui décocha un sourire vicieux. Il se leva.
— De toute façon, je n’ai qu’à demander au directeur, dit-il.
— C’est bon. Revenez. Mais n’oubliez pas votre promesse.
Il avait quelqu’un d’autre à voir. Dans le quartier des mineurs. C’était parfaitement illégal, il le savait. Mais Servaz avait ses « contacts » à la prison, cette rencontre ne parviendrait même pas aux oreilles de son directeur. C’est pour cela qu’il avait demandé au juge l’autorisation d’interroger Lisa Ferney dans le cadre de l’enquête sur Hirtmann : pour avoir accès à la prison.
En longeant les coursives, il pensait à ce que Élisabeth Ferney venait de lui dire. Quelqu’un était passé avant lui. Une personne qu’il n’avait pas vue depuis longtemps. L’image de l’avalanche réapparut devant ses yeux.
La porte fut déverrouillée et il sursauta. Bon sang ! Les joues caves, les yeux cernés de rouge, le regard aux abois. Il savait qu’Hugo avait été placé en cellule individuelle, mais il eut tout à coup peur pour lui. Si Marianne voyait son fils dans cet état, elle serait terrifiée.
Servaz ressortit et il tira la porte derrière lui.
Je veux qu’il fasse l’objet d’une surveillance particulière, dit-il au gardien. Ôtez-lui sa ceinture, ses lacets, tout. J’ai peur qu’il ne fasse une grosse bêtise. Ce gosse ressortira bientôt d’ici. Ce n'est qu’une question de temps.
Il repensa aux paroles de Lisa Ferney : « La semaine dernière, une fille s’est pendue avec sa ceinture. Elle en était à sa septième tentative. Ils l’ont quand même laissée sans surveillance… » Le gardien le toisait avec un sourire.
— Putain ? vous m’avez compris ?
Le gardien lui lança un regard indifférent, puis il acquiesça. Il se promit de parler au directeur avant de repartir et rentra dans la pièce.
— Bonjour, Hugo.
Pas de réponse.