Comme il l’avait fait avec Élisabeth Ferney, il tira une chaise et s’assit.
— Hugo, commença-t-il, je suis terriblement désolé pour… ça. (Il eut un geste qui englobait la pièce et tout ce qui se trouvait autour.) J’ai tout fait pour convaincre le juge de te remettre en liberté, mais il semble que… les charges étaient trop lourdes… Du moins, pour l’instant.
Hugo scrutait ses mains. Le regard de Servaz tomba sur ses ongles — rongés jusqu’au sang.
— Car de nouveaux éléments sont apparus… Il se pourrait fort que tu ne restes pas ici très long.
— Faites-moi sortir d’ici !
Le cri prit le flic par surprise. Il tressaillit. Une supplication, une adjuration. Servaz regarda Hugo. Ses yeux larmoyaient, ses lèvres tremblaient.
— Faites-moi sortir d’ici, je vous en supplie.
Oui, songea-t-il. Ne t’en fais pas. Je vais te tirer de là. Mais tu dois tenir le coup, mon garçon.
— Écoute-moi ! dit Servaz. Tu dois me faire confiance. Je vais t’aider à sortir d’ici — mais il faut que, de ton côté, tu m’aides aussi. Je n’ai absolument pas le droit d’être là, de te voir : tu as été mis en examen et seul un juge peut t’entendre en présence de ton avocat. Je pourrais être lourdement sanctionné pour ça. Mais il y a de nouveaux éléments. Avec ça, le juge va être obligé de reconsidérer sa position. Tu comprends ?
— Quels nouveaux éléments ?
— Paul Lacaze, tu connais ?
Le cillement des paupières ne lui échappa pas. Servaz n’était pas enquêteur depuis une quinzaine d’années pour rien.
— Tu le connais, n’est-ce pas ? N’EST-CE PAS ?
Hugo fixait de nouveau ses doigts rongés.
— Putain, Hugo… !
— Oui… je le connais.
Servaz attendit la suite en silence.
— Je sais qu’il fréquentait Claire…
— Il fréquentait ?
— Ils avaient une liaison… Du genre top secret. Lacaze est marié, et c’est le député-maire de Marsac. Mais vous, comment vous l’avez su ?
— On a trouvé des mails dans l’ordinateur de Claire.
Cette fois, Servaz ne décela aucune réaction. Apparemment, Hugo n’était ni surpris ni au courant. Ce n’était donc peut-être pas lui qui avait vidé la messagerie.
Servaz se pencha par-dessus la table.
— Paul Lacaze avait une liaison ultrasecrète avec Claire Diemar. Une liaison dont personne n’était au courant, tu l’as dit toi-même. Un truc ultrasensible. Alors, comment toi, tu l’étais ?
— Elle me l’avait dit.
Servaz le fixa, stupéfait.
— Quoi ?
— Claire m’avait tout raconté.
— Pourquoi elle aurait fait ça ?
— Parce que nous étions amants.
Servaz le dévisagea en digérant la nouvelle.
— Je sais ce que vous pensez. J’ai dix-sept ans et elle en avait trente-deux. Mais on s’aimait… Elle avait connu Paul Lacaze avant mol. Elle avait décidé de rompre avec lui. Il était très amoureux d'elle. Et jaloux. Il soupçonnait depuis un certain temps qu’elle avait quelqu’un d’autre. Elle avait peur qu’il pète les plombs, qu’il fasse un scandale en apprenant qu’elle avait une liaison avec un de ses élèves, un mineur qui plus est. D’un autre côté, vu sa situation, II était coincé, lui aussi. Il ne pouvait pas se permettre d’étaler ça au grand jour.
— Depuis combien de temps ? demanda Servaz.
— Quelques mois. Au début, ce que je vous ai dit était vrai : on parlait littérature, elle s’intéressait à ce que j’écrivais, elle croyait beaucoup en mon talent et elle voulait m’encourager, m’aider. Elle m'avait invité à venir prendre le café chez elle de temps en temps.
Elle savait que cela délierait les méchantes langues de Marsac, mais elle s’en foutait : Claire était comme ça, elle était libre, au-dessus de ça. Elle se moquait du qu’en-dira-t-on. Et puis, petit à petit, on est tombés amoureux… C’est bizarre, parce que ce n’était pas du tout mon genre, au départ. Mais… je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme elle… avant.
— Pourquoi tu n’en as parlé ni au juge ni à moi ?
Hugo le fixa, les yeux ronds.
— Vous plaisantez ? Vous savez bien que ça m’aurait rendu encore plus suspect !
Il avait raison.
— Est-ce que Paul Lacaze pouvait être au courant pour Claire et toi ? Réfléchis. C’est important.
— Je sais à quoi vous pensez, répondit Hugo tristement. Franchement, je ne sais pas… Elle m’avait bien promis de tout lui dire. On avait eu une longue discussion à ce sujet. J’en avais assez de cette situation, je ne voulais plus qu’elle le voie. Mais, sincèrement, je ne crois pas qu’elle ait eu le temps de le faire. Elle atermoyait tout le temps, elle trouvait toujours des prétextes pour remettre ça à plus tard… Je crois qu’elle avait peur de sa réaction.
Servaz pensa aux mails enflammés de Claire Diemar, à ses déclarations d’amour éternel à Thomas999. Il pensa au tas de mégots dans les bois, à l’ombre sortant du pub derrière Hugo, aux déclarations du gamin affirmant qu’il avait perdu connaissance et qu’il s’était réveillé dans le salon de Claire. Peut-être que Paul Lacaze n’avait pas besoin qu’on lui dise quoi que ce soit, après tout. Peut-être qu’il savait déjà.
Sur le parking de la prison, la chaleur de juin le frappa tel un uppercut. Le soleil était suspendu comme une lampe dans un ciel couleur de blanc d’œuf et il eut l’impression de manquer d’air. Il ouvrit en grand les portières du Cherokee pour évacuer le feu qui régnait dans l’habitacle. Sur sa gauche, à moins de trois cents mètres, l’autre prison — le centre de détention de Muret — dressait ses murs et ses miradors. Il accueillait les longues peines et, contrairement à la maison d’arrêt dont il sortait, il n’y avait pas une seule femme parmi ses six cents pensionnaires.
Les deux milliers de femmes détenues en France étaient accueillis dans 63 établissements pénitentiaires sur 186 existants Seuls six d’entre eux leur étaient exclusivement réservés.
Il sortit son portable et composa un numéro.
— Ziegler, dit la voix au bout du fil.
— Faut qu’on parle.
— Tu es très bronzée.
— Je rentre de vacances.
— D’où ?
La réponse ne l’intéressait pas le moins du monde. Mais ne pas la poser eût été discourtois.
— Les Cyclades, répondit-elle d’un ton qui indiquait qu’elle n’était pas dupe. Farniente, bronzette, jet-ski, balades, monuments, plongée…
— J’aurais dû t’appeler avant, la coupa-t-il. J’aurais dû prendre de tes nouvelles mais, tu sais ce que c’est, j’ai été… hmm… occupé.
Elle promena son regard sur la foule qui occupait l’agréable terrasse du Bar basque, à l’ombre des arbres, place Saint-Pierre — pas celle de Rome mais celle de Toulouse.
— Tu n’as pas à te justifier, Martin. Moi aussi j’aurais pu appeler. Et ce que tu as fait… ce rapport très favorable que tu as écrit après les événements… Ils me l’ont fait lire, tu sais, mentit-elle. J'aurais dû te remercier pour ça.
— Je n’ai fait que leur dire ce qui s’est passé.
— Non. Tu as raconté les choses selon un certain point de vue, d’une façon qui me mettait délibérément hors de cause. Les mêmes faits auraient pu faire l’objet d’une version exactement opposée. Tout est toujours une question de point de vue. Tu as tenu ta promesse, toi, au moins.