— Désolé, dit-il. Je vous avais pris pour un autre.
— Quoi ? Quoi ? coassa l’homme à la fois soulagé, indigné et abasourdi tandis que Servaz glissait son propre appareil dans sa poche et s’éloignait d’un pas vif.
Il mit le contact, passa la marche arrière en faisant grincer la boîte. À travers la lunette arrière, il vit que l’homme avait sorti son téléphone et fixait sa plaque minéralogique. De l’autre main, il essayait de stopper l’hémorragie de son nez à l’aide d’un gros paquet de mouchoirs en papier déjà tachés de sang.
Servaz aurait voulu réparer les dégâts, mais c’était trop tard. Il s’était souvent fait la réflexion que la machine à remonter le temps aurait été la plus belle des inventions pour des types comme lui — les types qui avaient tendance à agir avant de réfléchir. Combien de choses aurait-il pu sauver dans sa vie s’il avait disposé d’un tel engin ? Son couple, sa carrière, Marianne… ? Il passa la marche avant et démarra en faisant hurler les pneus sur le revêtement trop lisse du parking.
Peut-être qu’il se faisait des illusions, se dit-il en se faufilant sut la rampe de sortie. Peut-être qu’il avait tendance à compliquer les choses. Peut-être que Hirtmann n’avait rien à voir là-dedans… Vincent avait raison : comment l’aurait-il pu ? Mais peut-être aussi que c’était lui qui avait raison et qu’ils avaient tous tort, raison de regarder dans son dos, raison d’être sur ses gardes, raison d’appréhender l’avenir.
Raison d’avoir peur.
27.
Le bout du chemin
Drissa Kanté fut réveillé par un coup de klaxon dans la rue. Ou peut-être par son cauchemar.
Dans son rêve, c’était la nuit, en pleine mer, quelque part au sud de Lampedusa, à des centaines de kilomètres des côtes. Nuit de tempête. Vent de quarante nœuds. Creux de quatre mètres. Dans son rêve, la mer était une succession de collines mouvantes couronnées de bancs d’écume blême, tandis que le ciel ressemblait à un maelstrôm vert et noir de nuages et d’éclairs. Puis le vent s’était mis à hurler comme une bête affamée qui aurait voulu leur mordre les talons et un voile de pluie presque horizontal les avait douchés. Une tempête. Force 10 sur l’échelle de Beaufort. Ils s’étaient tous retrouvés en enfer. Des lames de plusieurs mètres soulevaient le cotre fragile à bord duquel il se trouvait en compagnie de soixante-treize autres personnes terrifiées — dont treize femmes et huit enfants. Les vagues déferlantes passaient par-dessus bord, de étrave à l’étambot, et les glaçaient jusqu’aux os. Ils tremblaient tous de froid, mais aussi de peur à l’idée que la barque ne se retourne, ils se serraient les uns contre les autres. Les éclairs livides déchiraient la nuit comme de grands coraux luminescents. l'unique mât avait depuis longtemps été arraché à son étai ; en même temps, le fond se remplissait d’eau beaucoup plus rapidement qu’ils ne pouvaient l’écoper et le cotre emporté sur les pentes rugissantes menaçait de sombrer à chaque instant. La pluie les rinçait et les aveuglait, le vent furieux miaulait à leurs oreilles, les femmes hurlaient, les enfants pleuraient, le vacarme de la mer en furie couvrait tout le reste.
Le moteur hors-bord de 40 chevaux avait rendu l’âme peu de temps après leur départ ; la coque pourrie du vieux rafiot craquait à chaque coup de mer. Drissa songeait en claquant des dents aux passeurs libyens qui leur avaient pris leurs dernières économies pour leur vendre ce radeau en sachant qu’ils les envoyaient probablement à la mort, aux Touaregs de Gao, aux marchands d’esclaves de Dirkou, aux militaires et aux gardes-frontières, à tous ces charognards sur leur route qui s’étaient enrichis à leurs dépens à chaque étape de leur « voyage » — et il les maudissait. Une dizaine d’hommes et de femmes étaient déjà morts de soif pendant la traversée et ils avaient été jetés par-dessus bord, plusieurs enfants avaient de la fièvre.
Lorsque les lumières du cargo maltais étaient apparues sur l’horizon, au milieu de la pluie, des éclairs et des embruns, ils avaient cru leur salut arrivé. Ils s’étaient tous dressés dans la barque, au risque de la faire chavirer, et ils avaient hurlé et agité les bras, enfants compris, tout en s’agrippant désespérément chaque fois qu’une nouvelle vague soulevait l’embarcation et l’inclinait. Mais le cargo ne s’était pas arrêté. Le grand navire était passé près d’eux, et ils avaient croisé les regards indifférents des pêcheurs maltais tout là-haut, sur le pont, accoudés au bastingage ; certains même riaient sous les capuches de leurs cirés ou leur faisaient des signes. Une trentaine d’hommes s’étaient jetés à la mer et avaient tenté du rejoindre à la nage, en montant et en descendant sur les montagnes d’eau mouvantes, l’immense filet de pêche plein de thons que le chalutier traînait derrière lui. Deux d’entre eux s’étaient noyés avant d’y parvenir. Le chalutier s’était éloigné, sans que ses occupants fassent le moindre geste pour secourir les désespérés agrippés dans son sillage. Dans le rêve de Drissa, il était lui-même accroché au filet, glacé, les doigts gourds, l’estomac gonflé et malade à cause de toute l’eau de mer avalée, et les marins lui tiraient dessus avec des fusils pendant que les thons se débattaient sous lui, menaçant de le couper en deux avec leurs grandes nageoires caudales. C’est là qu’il s’était réveillé.
Il regarda autour de lui, torse nu, en sueur, la bouche ouverte, et les battements de son cœur s’apaisèrent progressivement en reconnaissant la chambre. Il se frotta les paupières et se répéta comme un mantra : Je m’appelle Drissa Kanté, je suis né à Ségnu, Mali, j’ai trente-trois ans et je vis et travaille en France désormais.
En réalité, ses compagnons s’étaient accrochés au filet de pêche pendant trois jours et trois nuits avant d’être secourus par la marine italienne : il l’avait appris en lisant le journal, à bord du navire où il avait finalement trouvé refuge. Le capitaine du chalutier maltais avait déclaré qu’il ne pouvait pas les accueillir à bord et surtout se dérouter pour eux sans risquer de perdre sa « précieuse cargaison de thons ». Drissa, lui, avait choisi de rester à bord de la barque avec les femmes et les enfants, même si elle devait couler. C’était un chalutier espagnol, le Rio Esera, qui les avait secourus alors que leur embarcation était sur le point de sombrer. Lorsque le capitaine espagnol avait tenté de débarquer ses passagers sur l’île de Malte, les autorités le lui avaient interdit. Le chalutier était resté bloqué au large des côtes maltaises pendant plus d’une semaine avant que sa cargaison involontaire ne soit enfin prise en charge.
À Malte, une fois à terre, on lui avait dit de prendre le bus de la ligne 113, qu’il y avait un centre d’accueil pour lui au terminus de la ligne, où il pourrait dormir, se laver et se nourrir. Il avait jeté un coup d’œil à un tas de papiers répandus près de l’arrêt de bus en l’attendant. Des tracts. Il en avait déplié un. Il était écrit dessus, en anglais :
La dernière ligne était composée de têtes de mort encadrant le sigle : « KKK ». Il était monté dans le bus et il était descendu au terminus. Le camp d’Hal Far. Un ancien aéroport militaire désaffecté reconverti en centre d’hébergement. Des conteneurs en tôle percés de petites fenêtres, un village de tentes et un grand hangar sans avions. Rien que dans le hangar s’entassaient plus de quatre cents personnes. Il avait passé plus d’un an à vivre dans un des conteneurs de vingt-cinq mètres carrés où s’entassaient huit lits superposés. L’été, la température atteignait les cinquante degrés ; l'hiver, les rues du camp se changeaient en gadoue. Une trentaine de cabines en plastique d’une saleté repoussante servaient à la fois de douches et de W-C. Beaucoup de migrants regrettaient d’avoir quitté leur pays. Et puis, en 2009, une petite lueur d’espoir : l'ambassadeur de France à Malte, Daniel Rondeau, avait proposé d'accueillir des réfugiés sur le sol français ; d’autres pays européens comme l’Allemagne, le Royaume-Uni avaient soutenu l'initiative. C’est ainsi que Drissa Kanté s’était retrouvé en France, au mois de juillet, avec plusieurs dizaines d’autres personnes.