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— Je leur dirai que je suis prêt à rembourser l’argent s’il le faut.

De nouveau, l’homme éclata de rire, et Drissa Kanté se sentit devenir minuscule. Il aurait voulu rentrer sous terre, il aurait voulu ne jamais avoir rencontré cet homme.

La grosse patte moite et chaude s’abattit sur sa main en un geste d’une répugnante intimité.

— Ne te fais pas plus bête que tu l’es, Drissa Kanté. Je sais que tu es tout sauf un imbécile.

Entendre son nom dans la bouche de l’homme le fit tressaillir de la tête aux pieds.

— Donc, résumons… Tu t’es livré à de l’espionnage industriel dans un pays où c’est un crime presque aussi grave que de tuer quelqu’un alors que tu es arrivé dans ce pays récemment, qu’il a eu la gentillesse de t’accueillir et de te sortir de la merde maltaise dans laquelle tu croupissais et que tu viens d’y trouver enfin un emploi stable et, peut-être, qui sait ? un avenir… Tout le reste est invérifiable, le produit de ton imagination, un roman. Pas un seul élément qui soit authentifiable en dehors de ça, amigo.

Drissa regarda les auréoles de sueur qui maculaient les aisselles de l’homme, sous sa veste.

— Plein de monde vous a vu ici. Ils pourront témoigner. Vous n’êtes pas le produit de mon imagination, comme vous dites.

— Soit. Admettons. Et après ? En dehors du fait que les gens d’ici n’aiment pas trop causer à la police, il est évident que tu as fait tout ça pour quelqu’un et que tu as été payé pour ça. La belle affaire. Ça ne change rien pour toi. C’est même pire, si tu veux mon avis, que si tu l’avais fait pour une noble cause. Tous ces clients autour de nous, que diront-ils ? La même chose que toi. La police ne pourra jamais remonter jusqu’à moi et toi, tu vas croupir en prison avant d’être expulsé au bout de plusieurs années. C’est vraiment ce que tu veux ? Tu as voyagé, mon frère, tu as traversé le désert, la mer, les frontières… On dit que ce pays est raciste, mais, putain, toi tu sais que les Libyens sont racistes, que les Maltais sont racistes, que les Chinois sont racistes, que même ces enculés de Touaregs sont racistes. Toute cette putain de planète est raciste, et toi tu es un Malinké, mon frère : tu es noir de chez noir. Alors, tu veux vraiment redevenir un sans-papiers ?

Drissa sentit ses forces l’abandonner, sa volonté prendre l’eau comme le cotre dans la tempête. Son cerveau craquait sous les paroles de l’homme comme le bois du vieux rafiot sous les coups de mer. Chacune de ses paroles lui faisait aussi mal qu’un coup de fouet.

— Réponds-moi : c’est ça que tu veux ?

Il fit non de la tête, les yeux baissés vers la nappe à carreaux.

Très bien. Alors écoute, c’est moi qui décide quand tout ça s'arrête. Eh bien, j’ai une très bonne nouvelle pour toi. Tu as ma parole : c’est la dernière fois que je te demande quelque chose. La dernière… Et il y a 2 000 euros à la clé…

Drissa releva la tête. La perspective d’être enfin libéré et de gagner autant d’argent en même temps venait de le rasséréner quelque peu. L’homme plongea la main dans la poche intérieure de sa veste, la ressortit et l’ouvrit. Dans sa grande pogne, la clé USB avait l’air toute petite.

— Tout ce que tu as à faire, c’est de glisser cette clé dans un ordinateur. Ensuite, tu l’allumes, et elle se chargera de tout : de trouver le mot de passe et de télécharger le petit logiciel qu’elle contient. Cela ne prendra pas plus de trois minutes. Tu retires la clé, tu éteins l’ordi et le tour est joué. C’est terminé. Fini. Personne ne s’apercevra jamais de la manipulation. Toi, tu me rends la clé, tu touches tes 2 000 euros et tu n’entendras plus jamais parler de moi. Tu as ma parole.

— Où ? demanda Drissa Kanté.

L’impression de rouler au travers d’un mur de feu. Chaque ombre de chaque boqueteau était une bénédiction. Elvis Konstandin Elmaz avait baissé la vitre mais l’air était aussi brûlant que s’il avait ouvert la porte d’un four et qu’il était en train de cuire dans son jus. Par chance, la soirée était avancée, c’était une région verdoyante et il passait souvent du soleil à l’ombre. Il tourna à droite, devant l'écrit eau planté au carrefour, contre le tronc d’un arbre :

LE CLOS DES GUERRIERS
ÉLEVAGE DE CHIENS DE GARDE
ET DE DÉFENSE

Un peu plus loin, il emprunta une route encore plus secondaire, à l’asphalte défoncé et craquelé. Une grange et une éolienne se découpaient en ombres chinoises sur le ciel orange au couchant. Il n’y avait pas que la chaleur qui était à l’origine de la pellicule de sueur sur son visage. Le soir et les ombres le rendaient nerveux. Elvis Elmaz avait la trouille. Il avait réussi à la jouer cool à l’hôpital devant ce flic et cette drôle de fliquette, mais il avait tout de suite compris ce qui s’était passé. Putain ! Ça recommençait… Il avait l’impression, en conduisant, que son estomac faisait des nœuds à n’en plus finir. Putain de bordel ! Il ne voulait pas crever. Il ne se laisserait pas faire. Pas comme cette pétasse de prof… Il allait leur faire voir de quel bois il était fait ! Il cogna sur le volant de rage et de peur. Bande de trous du cul, venez-y donc, c'est moi qui vais vous crever ! Moi qui vais vous faire la peau, bande de tarés ! Il ne les avait pas vus venir l’autre soir. Des Serbes, tu parles ! Conneries, oui ! Il avait inventé cette histoire de meuf et de Serbes à l’intention de la police, demandé à un ou deux potes dans le bar de confirmer… Ce bar était plein de types comme lui — en conditionnelle, en attente de leur procès ou entre deux casses. Ils avaient failli l’avoir, cette fois, mais il s’était défendu et il les avait mis en fuite. Trop de témoins possibles. C’est ça qui l’avait sauvé. Mais pour combien de temps ? Il avait une autre solution : tout raconter aux keufs. Mais alors, ils rouvriraient le dossier, les autres diraient ce qui s’était vraiment passé cette nuit-là et c’est les familles qu’il aurait sur le dos. Un procès et une condamnation à la clé. Il en prendrait pour combien, avec son passif ? II ne voulait pas retourner en ratière. Pas question.

Près d’une boîte aux lettres rouillée et du nuage crémeux d’un buisson de sureau en fleur, un deuxième écriteau invitait à quitter la petite route pour un sentier encore plus cahoteux. Il se mit à rebondir sur son siège, cramponné à son volant, avant de franchir un ruisseau sur un petit pont en rondins, au milieu d’un champ de maïs sur lequel gagnaient les ombres profondes du soir. Un véritable tunnel de verdure ombragée accompagna la dernière portion du chemin sur une centaine de mètres. Il faisait de plus en plus sombre et sa nervosité augmenta. Le chemin était partagé en deux par une bande centrale où l’herbe fouettait le bas de caisse. Un panneau, de grande taille cette fois, annonça :

ROTTWEILERS, DOBERMANS, MALINOIS, AMSTAFFS, DOGUES ARGENTINS ET DOGUES DE BORDEAUX.

Cette publicité était étayée par le dessin d’un animal grossièrement représenté. Elvis l’avait peint lui-même. Sur sa droite, derrière les tiges ligneuses des arbres, un tumulte effrayant d’aboiements et de jappements l’accueillit dans le silence pré-nocturne, et il sourit en entendant le choc des grilles sur lesquelles ses chers toutous se jetaient avec fureur. Les molosses parurent s'exciter les uns les autres à s’en mettre la gorge en sang — puis ils se lassèrent, et le vacarme s’éteignit.

Sans doute ressentaient-ils eux aussi l’effet de la chaleur.