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Lorsqu’il eut coupé le moteur, fut descendu et eut claqué la portière, il goûta le silence qui l’entourait.

Rien ne bougeait, pas même l’air aussi inerte que du plomb ; le seul signe de vie venait des mouches qui bourdonnaient autour de lui et des cliquetis de son moteur en train de refroidir. Il tira un paquet de cigarettes de la poche de son jean et en coinça une entre ses lèvres. Essuya son front et la sueur colla aussitôt les poils de son avant-bras. Il renifla avec satisfaction l’odeur des fauves — une odeur sauvage et dangereuse. Puis il alluma la cigarette et se mit en marche vers la maison. Il avait encore le torse ceint d’une bande sale sous son maillot de l’équipe du Brésil avec RONALDO 9 inscrit dans le dos, un paquet de points de suture en dessous de la bande et, avec cette chaleur, ça le grattait furieusement. Il était néanmoins content d’avoir quitté l’hôpital, et de rentrer à la maison pour retrouver ses chères petites bêtes.

Et son arme.

Un fusil superposé Rizzini, calibre 20, pour la chasse au gros gibier.

Encore quelques mètres et il serait chez lui. À l’abri. Il traversa la clairière noyée dans la pénombre, grimpa les marches de la véranda, introduisit la clé dans la serrure. Vivre au fond des bois avait été un avantage jusqu’à aujourd’hui. Un avantage pour ses petites affaires qui demandaient tranquillité et discrétion. Elvis avait depuis longtemps laissé tomber les filles — trop de risques, trop de problèmes — pour les combats de chiens et la came. Les retours sur investissement étaient sans commune mesure, les toutous bien plus faciles à gérer. Quant à la came, comme l’avait dit un auteur dont Elvis n’avait jamais entendu parler, mais qu’il aurait assurément approuvé, c’était « le produit idéal, la marchandise par excellence ». Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, il aurait préféré être en ville, se fondre dans la foule, là où ils ne pouvaient l’atteindre. Seulement, il ne pouvait pas laisser ses petites bêtes seules trop longtemps. Elles devaient être affamées après son séjour à l’hôpital. Ce soir toutefois, il n’avait pas la force — ni le courage — de s’aventurer du côté des cages. Il y faisait bien trop sombre. Il les nourrirait demain, dès qu’il se lèverait.

Il poussa la porte, la ferma derrière lui, et fila récupérer le fusil et les munitions.

Venez-y, vous allez voir ce que vous allez voir. On ne baise pas Elvis, c’est lui qui vous baise.

28.

Cœurs perdus

Margot n’en pouvait plus de la chaleur qui régnait dans la chambre. La sueur collait son tee-shirt à son dos, ses cheveux à son front. Elle se rinça le visage au robinet du petit lavabo, derrière le paravent qui le séparait de son lit. Elle attrapa sa serviette et entrouvrait sa porte pour se diriger vers les douches, lorsqu’elle les entendit.

— Qu’est-ce que tu veux ? demandait Sarah deux portes plus loin.

— Faut que tu viennes. C’est David.

— Écoute, Virginie…

— Magne-toi !

Margot lança un coup d’œil par l’ouverture. Virginie et Sarah étaient face à face, l’une dans le couloir, l’autre sur le seuil de sa chambre. Les deuxième année avaient droit à des chambres individuelles. Sarah hocha la tête et rentra un instant dans sa piaule avant d’en ressortir et d’emboîter le pas à sa consœur vers l’escalier.

Merde !

Elle se demanda ce qu’elle devait faire. L’urgence et le stress étaient perceptibles dans la voix de Virginie. Elle avait parlé de David… Margot prit sa décision en une demi-seconde. Enfila ses pieds nus dans ses Converse et sortit. Le couloir était désert. Elle fonça à pas de loup vers l’escalier.

Les entendit qui descendaient.

Des murmures, des exclamations étouffées tandis qu’elles dévalaient les larges marches de pierre. Elle tira sur son short qui faisait des plis entre ses fesses, se tortilla un peu et descendit à son tour l’escalier monumental, sa main courant sur la balustrade. A travers le grand vitrail du palier intermédiaire, elle aperçut le soleil qui se couchait derrière les bâtiments dont les silhouettes sombres se pelotonnaient dans le rougeoiement du crépuscule. Elle émergea à l’air libre et fut aussitôt capturée par ses rayons brunis en train de basculer par-dessus l’horizon noir des arbres et des cubes de béton. L’air lui parut aussi solide qu’une vitre, mais le soir apaisait progressivement la brûlure du jour, comme un onguent.

Elle les chercha des yeux.

Les aperçut in extremis. Deux silhouettes avalées par la masse noire de la forêt, là-bas, derrière les courts de tennis.

Elle se mit à courir dans cette direction, aussi silencieusement que possible, à travers les nuages de moucherons et les ombres. Mais, dès qu’elle eut dépassé l’allée des courts déserts, à l’orée de la forêt, les ombres se firent plus profondes, plus denses, se fondant les unes dans les autres pour former un clair-obscur inquiétant — et elle hésita, plus si sûre de vouloir continuer.

Où étaient-elles passées ? Un craquement dans la forêt. Puis la voix de Sarah dans ses profondeurs : « David ! » Droit devant… Il y avait un sentier. Elle le distinguait à peine, dans le demi-jour complexe du sous-bois. Elle se retourna pour rentrer au dortoir. Pas question de pénétrer là-dedans. Puis la curiosité, le besoin de savoir prirent le dessus et elle fit volte-face vers la forêt.

Et merde !

Elle s’avança parmi les branches et les taillis. Des toiles d’araignée tendues entre les feuillages frôlaient son visage, des milliers d’insectes tourbillonnaient, attirés par sa peau nue, son sang et sa sueur. Elle marchait avec précaution mais, de toute façon, les filles devant elle faisaient bien trop de bruit pour s’apercevoir de sa présence. Le jour déclinant découpait de grandes tranches de lumière poussiéreuses entre les arbres, au-dessus d’elle, mais là en bas II faisait plus sombre et plus frais. Elle sentit une foutue bestiole la piquer dans le cou et se retint pour ne pas l’écraser d’une claque — David, putain, qu’est-ce que tu branles ?

Les voix là-bas : elles l’avaient trouvé… Margot sentit l’appréhension assécher sa bouche, elle piétina une brindille qui explosa comme un pétard et elle eut peur un instant que le bruit n’attirât leur attention, mais elles étaient bien trop occupées.

— Mon Dieu, David, qu’est-ce que t’as fait ?

La voix de Sarah résonna dans le vaste espace de la forêt, elle était proche de la panique. Et la panique était foutrement contagieuse, Margot elle-même n’était pas loin de flipper. Elle s’avança à pas prudents entre les branches des sapins. Découvrit une clairière baignée par la pénombre du soir.

Putain, qu’est-ce que c’était que ce bordel ?

David était debout, torse nu à l’autre bout de la clairière, adossé à un tronc gris, les bras en croix. Il agrippait deux grosses branches presque parfaitement horizontales à hauteur de ses épaules, dans une position bizarre qui évoquait une crucifixion. Il étendait ses longs bras de chaque côté de son corps, sa tête inclinée vers le bas, le menton sur la poitrine, comme s’il avait perdu connaissance. Elle ne voyait pas son visage. Rien que ses cheveux blonds. Et sa barbe. Un Christ blond… Soudain, il releva la tête et elle faillit faire un bond en arrière en découvrant son regard fou, blanc, halluciné.

Elle pensa aux paroles d’une reprise de Depeche Mode par Marilyn Manson : Your own personal Jesus / Someone who hears your prayers / Someone who cares… « Ton propre Jésus personnel / Quelqu’un qui entend tes prières / Quelqu’un qui s’en soucie »…