Un souffle léger agita la forêt au-dessus d’elle et elle sentit comme un courant électrique parcourir le duvet de ses bras en découvrant les traces rouges sur la poitrine de David. Des scarifications toute fraîches… Puis elle vit le couteau. Dans sa main droite… La lame aussi était rouge.
— Salut, les filles.
— Putain, David, c’est quoi, ton problème ? dit Virginie. Qu’est-ce que tu fous ?
La voix de la jeune femme résonnait dans le silence de la clairière. David eut un petit rire en baissant le regard vers sa poitrine sanglante.
— J’ai merdé grave, hein ? Comment vous faites ? Putain, comment vous faites pour garder votre sang-froid avec tout ce qui se passe ?
Est-ce qu’il se droguait ? Il avait l’air raide défoncé. Il tremblait de la tête aux pieds, hochait le menton, riait et pleurait en même lumps — du moins cela ressemblait-il à un rire, ou plutôt à un ricanement… Les entailles sur sa poitrine étaient au nombre de quatre et le sang perlait de chacune d’elles. On aurait dit des coulées de peinture. Le regard de Margot descendit et elle vit une énorme cicatrice qui barrait horizontalement son abdomen, juste au-dessus du nombril.
J’en peux plus de toute cette merde… Faut que ça s’arrête, un peut plus continuer comme ça, les filles…
Un silence.
— Non, sérieux, à quoi ça rime, vous pouvez me le dire ? Qu’est-ce qu’on fout, bordel ? On va aller jusqu’où comme ça ? Jusqu’à quand ?
— Ressaisis-toi.
La voix de Virginie. Encore une fois.
— Et Hugo ? Tu as pensé à Hugo ?
Dissimulée derrière un buisson, Margot vit David rouler la tête d’un côté à l’autre, regarder le ciel.
— Qu’est-ce que j’y peux, moi, si Hugo est en taule ?
— Putain, Hugo est ton meilleur ami, David ! Tu sais à quel point il t’aime, à quel point il nous aime… Il a besoin de nous, de toi… On doit le sortir de là.
— Ah ouais ? Et comment on fait ? Tu vois, c’est ça, la différence entre lui et moi… Si j’étais à sa place, tout le monde s’en ficherait. Hugo a toujours été entouré, admiré… Il n’a qu’à se baisser… Il n’a qu’à claquer des doigts pour que Sarah écarte les cuisses ou lui fasse une pipe. Même toi, Virginie, tu ne l’avoueras jamais, mais, au fond, tu ne rêves que d’une chose : c’est qu’il te grimpe dessus. Tandis que moi…
— La ferme ! Des oiseaux quittèrent les feuillages dans un grand froissement d’ailes, effrayés par le cri de la jeune femme.
— J’en peux plus… j’en peux plus…
Des sanglots à présent. Sarah traversa la clairière, se précipita vers lui pour l’étreindre. Virginie en profita pour lui prendre le couteau. Margot avait l’impression que son cœur battait directement dans sa gorge.
Elles assirent David dans l’herbe, au pied du tronc. Margot eut l’impression d’assister à une descente de croix, à une déposition. Sarah lui caressa les joues, le front, l’embrassa délicatement et tendrement sur la bouche, les paupières.
— Mon bébé, murmurait-elle, mon pauvre bébé…
Margot se demanda s’ils étaient tous devenus cinglés. En même temps, il y avait quelque chose dans cette folie — et dans la douleur de David — qui lui serrait le cœur. Seule Virginie semblait rester lucide.
— Il faut soigner ça, dit-elle fermement. Putain, David, faut que tu voies un psy, merde ! Ça peut plus durer !
— Fous-lui la paix, dit Sarah. Pas maintenant. Tu ne vois pan dans quel état il est ?
Elle caressait les cheveux blonds, le serrait contre elle, maternelle, et il avait déposé sa tête secouée de sanglots sur son épaule, bien qu’elle lui rendît dix bons centimètres.
— Tu dois penser à Hugo, répéta Virginie un ton plus bas. Il a besoin de nous. Tu m’écoutes ? Hugo donnerait sa vie pour toi ! Pour chacun de nous ! Et toi tu te comportes comme… comme… Et merde, on n’a pas le droit de l’abandonner. On doit le sortir de là… Et on ne pourra pas y arriver sans toi…
Figée sur place, planquée derrière les fourrés, comme hypnotisée par la scène, Margot était incapable de bouger. Un oiseau solitaire poussa un cri long et aigu qui la fit sursauter, rompant le charme, la libérant de sa léthargie.
Il faut que tu te tires d'ici, ma vieille. Si jamais ils te découvrent, qui sait de quoi ils sont capables ? Et cette façon qu’ils ont de se comporter entre eux. Pourquoi je trouve ça carrément… malsain ? On dirait que quelque chose les lie les uns aux autres. Un lien indestructible. Qu’est-ce qu’aurait pensé Elias de tout ça ? Et son père ?
Elle avait envie de déguerpir — en outre, des insectes n’arrêtaient pas de l’attaquer —, mais elle était trop près. Au moindre mouvement, ils l’entendraient et la repéreraient. Et rien qu’à cette idée, elle en avait l’estomac retourné. Elle n’avait d’autre choix que de rester là, sa respiration de plus en plus oppressée, les paumes moites sur ses cuisses, les genoux douloureux.
David hocha lentement la tête. Virginie s’accroupit devant lui et lui souleva le menton.
— Accroche-toi, s’il te plaît. Le Cercle se réunit bientôt. Tu as raison, il est peut-être temps de mettre fin à tout ça. Cette histoire a assez duré. Mais on a quand même un travail à finir.
Le Cercle… C’était la deuxième fois qu’elle entendait ce mot. Quelque chose de profondément sinistre, d’irrespirable était dans l'air. Le chant des grillons et des insectes, l’approche de la nuit : Margot la sentait dans ses nerfs, dans ses veines. Elle aurait voulu se casser, tout de suite. Brusquement, ils se levèrent.
Allons-y, dit Virginie en tendant à David son tee-shirt abandonné dans l’herbe. Mets ça. Tu nous suis, d’accord ? Faut surtout pas que quelqu’un te voie dans cet état.
Il faisait de plus en plus sombre dans la clairière. David hocha la tête en silence. Il déplia son grand corps longiligne. Margot le vit enfiler son tee-shirt sur son torse mince et sur les quatre plaies plus noires que rouges avec la nuit qui tombait ; elle regarda Sara et Virginie l’entraîner vers la sortie de la clairière, vers le chemin qui menait au lycée, et — quand ils passèrent à quelques mètres d’elle — elle s’enfonça encore plus profondément dans l’ombre, le sang battant à ses tempes. Elle attendit un long moment au creux des buissons. Jusqu’à ce qu’il n’y eût plus que le silence de la forêt, un silence loin d’être total cependant, troublé par des bruits divers qu’elle était incapable d’identifier.
L’impression aussi — vague, paranoïaque — de ne pas être seule. Qu'il y avait quelqu’un… Elle frissonna… La lune était apparue au-dessus des arbres. La nuit commençait à modifier trompeusement les perspectives.
Combien de temps resta-t-elle à attendre sans bouger ? Elle aurait été incapable de le dire.
Il y avait quelque chose d'enchanté — au sens maléfique du terme — dans la scène à laquelle elle venait d’assister. Une atmosphère bizarre, qu’elle ne parvenait pas à cerner. D’une certaine manière, ce qu’elle avait vu l’avait profondément remuée. Ils étaient perdus, au-delà de tout salut, elle l’avait senti. Elle ne comprenait pas ce à quoi elle avait assisté, mais elle savait confusément qu’ils avaient franchi un cap, une limite. Et qu’ils ne pouvaient plus revenir en arrière. Tout à coup, elle n’eut plus envie de creuser. Elle avait envie d’oublier et de passer à autre chose. Elle allait dire à Elias de se débrouiller seul.