— Va bouffer ta merde et crève, dit-elle.
Il frappa du poing sur la table.
— Arrête ça ! J’ai horreur de ce langage !
Elle ricana, le visage déformé par le rictus.
— Ah ! ah ! T’es vraiment qu’un petit connard impuissant, pas vrai, mon chou ? Incapable de bander normalement… De dire « bite », « con », « couilles »… Je parie que ta mère te tripotait le zizi quand t’étais petit. T’as un problème avec les gros mots et avec les femmes, mon mignon ? Est-ce que tu serais pas une tapette, des fois ?
Elle vit qu’elle l’avait déstabilisé. Elle n’avait jamais employé un tel langage de toute sa vie, même dans ses pires moments de colère, ni parlé d’un ton aussi vulgaire — et elle se sentait au bord de la nausée.
— ESPÈCE DE SALOPE, grinça-t-il. ESPÈCE DE SALE PUTE. Tu vas me le payer.
Il repoussa son siège, se leva. L’appréhension la gagna. Puis la panique quand elle vit ce qu’il avait à la main. Une fourchette… Elle s’enfonça dans son fauteuil, son sourire s’évanouissant lentement de ses lèvres. S’il lisait la peur dans ses yeux, si elle se dégonflait maintenant, il aurait gagné.
Quand il fut assez près, elle racla le fond de sa gorge bruyamment et cracha dans sa direction. Elle manqua sa figure, mais atteignit tout de même sa chemise. Il ne prit même pas la peine de l’essuyer, se contentant de la fixer, le regard vide.
Soudain, il saisit son visage dans sa main libre et serra de toutes ses forces, l’étau de ses doigts lui écrasant les mâchoires et les dents à travers les joues. Il lui faisait mal. Elle se débattit, secoua la tête d’un côté à l’autre, essaya de le repousser avec les mains, de le griffer, mais il ne relâcha pas sa prise. Tout à coup, une douleur fulgurante la foudroya comme une décharge électrique. La fourchette s’était plantée dans ses lèvres, profondément, les mordant comme un crotale. Tandis que le sang se mettait à pisser instantanément de sa bouche, elle l’ouvrit pour hurler. Aussitôt, la fourchette frappa une deuxième fois, se plantant dans sa gencive supérieure, entre ses dents. Elle crut devenir folle de douleur alors que le sang jaillissait comme un geyser. Elle sanglota, cria, hurla, tandis que la fourchette frappait encore et encore, ses joues, ses lèvres, sa langue…
Puis la folie cessa comme elle avait commencé. D’un coup.
Son cœur battait à deux mille à l’heure. Elle avait l’impression qu’il avait triplé de volume dans sa poitrine. Sa bouche et le bas de son visage sanguinolents étaient en feu. Elle souffrait le martyre. Elle essaya de reprendre sa respiration, de ralentir les folles pulsations de son cœur. Elle devina qu’il l’observait, guettant une réaction. Finalement, il retourna vers sa place, satisfait.
— Pédé, tantouze, petite merde, ver…
Elle le vit s’immobiliser, il lui tournait le dos, à présent. Elle rassembla ses dernières forces, tenta de faire abstraction de la douleur.
— Ah ! ah ! ah ! coassa-t-elle. Quel… ridicule petit homme ! Médiocre… ordi… naire, insignifiant, pitoyable… C’est ça, Julian Hirtmann ?…
Il se retourna. Il souriait à nouveau.
— Tu crois que je n’ai pas compris ton manège ? Tu crois que je ne sais pas vers quoi tu essaies de m’entraîner ? Mais tu ne m’échapperas pas comme ça. Nous avons encore de longs mois, de longues années à passer ensemble, toi et moi…
À ces mots, elle sentit son courage vaciller. Mais elle s’efforça de ne pas le montrer. Elle s’ébouriffa les cheveux en émettant un bruit de bouche méprisant et elle éclata d’un rire mauvais, une lueur moqueuse dansant dans ses prunelles. Puis elle attrapa sa robe et la déchira, libérant ses seins nus en dessous.
— Tu as vraiment envie de partager tes soirées avec une fille aussi vulgaire, aussi déplaisante que moi ? Pendant des mois, des années ? Tu pourrais sans doute en trouver une plus accommodante, non ? Une nouvelle… Parce que, en ce qui me concerne, c’est fini, mon beau. Plus jamais tu ne m’auras comme avant… Oublie ça.
Elle balaya le verre de plastique contenant le vin d’un geste violent et pointa un doigt vers sa braguette.
— Sors-la. Montre-la-moi… Je parie qu’elle est toute molle et ratatinée. Tu ne bandes que quand je suis endormie, pas vrai ?… Tu ne trouves pas ça… suspect ? Est-ce que je te fais peur, mon mignon ? Prouve que t’es un homme, vas-y, sors-la ; montre-le, ton vermisseau… Mais non… Tu en es incapable, pas vrai ? Ce sera ça, nos soirées, désormais, mon chéri… Va falloir t’y faire.
Elle vit à quel point il était déçu, à présent. Elle aurait aimé qu’il en finisse rapidement. Mais elle savait qu’il ne lui ferait pas ce plaisir. Il allait lui faire payer avant. Elle se prépara à la souffrance, elle pensa à tout ce qu’elle avait fait de mal dans sa vie, à toutes les erreurs qu’elle aurait aimé réparer, à ceux à qui elle aurait voulu dire au revoir… À son fils, à ses amis, à celui qu’elle allait rejoindre et à cet autre qu’elle avait tant aimé et pourtant trahi… Elle leur envoya à tous des pensées silencieuses, des mots d’amour, tandis que les larmes ruisselaient sur ses joues et qu’il s’approchait sans un mot.
Elle savait que, cette fois, ce serait la bonne…
Mercredi
30.
Révélations
Il était 5 h 30 du matin et le jour pâlissait quand Drissa Kanté commença à passer l’aspirateur dans le bureau 2.84. Personne n’ambitionne de faire un métier qui consiste à nettoyer des moquettes et à dépoussiérer des bureaux et des ordinateurs, ce n’est pas ce à quoi rêvent les enfants — pas plus en Afrique qu’en Europe —, et pourtant c’était une occupation à laquelle, à sa grande surprise, il avait fini par prendre goût.
Même s’il n’y avait pas de temps à perdre d’un immeuble de bureaux à l’autre, même s’il fallait se lever quand les autres dorment encore et quitter son lit pour affronter les nuits d’hiver glaciales et les petits matins blêmes, la simplicité routinière de sa tâche lui plaisait. Il trouvait toujours le moyen de s’évader par la pensée en l’effectuant : dans son pays ou dans des réflexions inspirées par ses lectures. Contrairement à la plupart des travailleurs du matin qui se plongent dans celle des journaux gratuits, Kanté avait un budget pour l’achat de la presse quotidienne, qu’il épluchait consciencieusement pendant les trajets en bus d’un immeuble à l’autre. Il savourait le fait qu’aucun des employés qu’il croisait le matin — et dont certains le saluaient avec une extrême politesse pour compenser sans doute l’injustice que constituaient à leurs yeux son lieu de naissance et son métier — ne soupçonnait que l’homme qui nettoyait leurs bureaux avait fait de plus longues études qu’eux. Ce nouveau monde auquel il appartenait désormais était si différent, si éloigné de l’ancien que Drissa Kanté avait parfois l’impression d’être devenu une autre personne. Il savait que des millions de ses compatriotes auraient rêvé d’être à sa place mais, parfois aussi, quelque chose se brisait en lui quand il pensait aux plaines de son pays, aux nuits étouffantes dans son village natal pendant la saison chaude et aux couchers de soleil sur le fleuve Niger.
Ce matin-là, ce n’était pas la nostalgie qui l’étreignait, mais la peur de perdre cette situation que plus d’un habitant de son pays d’adoption aurait trouvé indigne. Il redoutait de tout perdre. La peur lui tordait tellement les tripes qu’il avait dû faire deux fois un tour aux toilettes, sous le regard étonné du reste de l’équipe, et il avait expliqué qu’il avait mangé quelque chose la veille qui l’avait rendu malade. Du djaratankaï, une recette à base de mouton, de gombos et de poivrons. Il ne pouvait se sortir de la tête les paroles de l’homme : « Tu veux vraiment redevenir un sans-papiers ? » Étrange, songea-t-il. Des milliers de mots prononcés, des milliers de phrases entendues chaque jour et la mémoire en sélectionnait une poignée avec laquelle elle ne cessait de vous hanter.