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— Farssal ? dit-il en le poussant du pied. Pas de réponse. Était-il mort ? Non. La large poitrine montait et descendait lentement, et Valentin percevait le bruit d’un souffle rauque et saccadé.

Valentin soupesa le poignard. Et maintenant ? Sleet lui aurait peut-être conseillé d’achever l’homme à terre avant qu’il ne revienne à lui. C’était impossible. On ne tuait pas, sauf en cas de légitime défense. Et, en tout cas, on ne tuait pas un homme inconscient, même s’il s’agissait d’un virtuel assassin. Tuer un autre être intelligent impliquait toute une vie de rêves expiatoires, la vengeance de la victime. Mais il ne pouvait pas se permettre de simplement partir, laissant Farssal reprendre ses esprits et se lancer à sa poursuite. Des lianes à glu se seraient révélées bien utiles. Mais Valentin vit une autre variété de plante grimpante, une liane jaune et verte, d’aspect robuste et grosse comme le doigt, qui s’enlaçait autour du tronc d’un arbre ; en quelques tractions violentes, il réussit à en couper cinq longs tronçons. Il s’en servit pour ligoter Farssal qui remua et gémît, mais sans reprendre conscience. En dix minutes, il l’eut enroulé dans les lianes de la poitrine aux chevilles, comme une momie entourée de bandelettes. Il tira sur les lianes pour vérifier leur solidité et elles résistèrent.

Valentin rassembla ses maigres possessions et s’éloigna d’un pas vif.

La rencontre dans la forêt avait profondément bouleversé Valentin. Non seulement la bataille, dont la sauvagerie allait le troubler pendant longtemps, mais également l’idée que son ennemi ne se contentait plus de le faire espionner, mais qu’il envoyait des assassins après lui. Puisqu’il en est ainsi, se dit Valentin, puis-je douter plus longtemps de la véridicité des visions qui m’affirment que je suis lord Valentin ?

Valentin avait de la peine à concevoir l’idée de meurtre avec préméditation. Il était hors de question d’ôter la vie à quelqu’un. Dans le monde qu’il connaissait, c’était fondamental. Même l’usurpateur, lorsqu’il l’avait renversé, n’avait pas osé le tuer, de crainte de subir les rêves expiatoires, mais de toute évidence il acceptait maintenant de courir ce terrible risque. À moins, se dit Valentin, que Farssal n’ait pris sur lui de commettre une tentative d’homicide, tentant par cet acte odieux de gagner la faveur de ses employeurs, quand il s’était aperçu que Valentin avait filé à l’anglaise en direction du centre de l’Ile.

Sombre histoire, se dit Valentin en frissonnant. Plus d’une fois, alors qu’il suivait les sentiers de la forêt, il se retourna nerveusement pour regarder derrière lui, s’attendant presque à voir l’homme à la barbe noire lancé à sa poursuite.

Mais il n’eut pas de poursuivants. Vers le milieu de l’après-midi, Valentin arriva en vue de la Terrasse du Renoncement et il vit dans le lointain la blanche paroi verticale de la Troisième Falaise.

Personne ne risquait de remarquer un pèlerin clandestin se déplaçant tranquillement au milieu de toute cette multitude. Il pénétra sur la Terrasse du Renoncement avec une expression qu’il espérait être innocente, comme s’il était parfaitement en droit de se trouver là. La terrasse était vaste et opulente, avec une rangée de hauts bâtiments de pierre bleu foncé à son extrémité orientale et un bosquet d’arbres de bassa juste devant. Valentin glissa dans son sac une demi-douzaine de tendres et succulents fruits de bassa et se dirigea vers la fontaine de la terrasse où il se débarrassa de la saleté accumulée pendant sa première journée de marche. S’enhardissant, il trouva le réfectoire et se servit de potage et de ragoût. Et, tout aussi désinvolte que lorsqu’il était arrivé, il s’esquiva par l’autre extrémité de la terrasse au moment où la nuit commençait à tomber.

Il se fit une nouvelle fois un lit de fortune dans la forêt, sommeillant et se réveillant à plusieurs reprises en sursaut à la pensée de Farssal. Dès qu’il fit assez jour, il se leva et reprit la route. La stupéfiante muraille blanche de la Troisième Falaise se dressait au-dessus de la forêt devant lui. Il marcha toute la journée et toute la journée du lendemain, et pourtant il n’avait pas l’impression de se rapprocher de la falaise. Il estima qu’à pied, à travers ces bois, il ne parcourait pas plus de vingt-cinq à trente kilomètres par jour ; il pouvait y en avoir encore quatre-vingts à cent vingt jusqu’à la Troisième Falaise. Et après, quelle distance y avait-il jusqu’au Temple Intérieur ? Le trajet risquait de lui prendre plusieurs semaines. Il continua d’avancer. Ses foulées devenaient de plus en plus élastiques ; cette vie dans la forêt lui convenait parfaitement.

Le quatrième jour, Valentin atteignit la Terrasse de l’Ascension. Il fit une brève halte pour se restaurer, dormit dans un paisible bosquet et, le lendemain matin, reprit la route jusqu’au pied de la Troisième Falaise.

Il ignorait tout du mécanisme qui permettait aux flotteurs de faire l’ascension des murailles des falaises. D’où il était, il voyait la petite installation de la station de flotteurs, quelques habitations, plusieurs acolytes travaillant dans un champ, des flotteurs empilés au pied de la falaise. Il se demanda s’il allait attendre l’obscurité pour s’emparer d’un flotteur et essayer de le manœuvrer, mais il écarta cette solution : s’élever sans aide à cette vertigineuse hauteur en utilisant du matériel qu’il ne connaissait pas lui paraissait trop risqué. Et il lui déplaisait encore plus de forcer les acolytes à l’aider.

Il ne restait qu’une option. Il nettoya sa robe souillée par le voyage, afficha un air de suprême autorité et s’avança d’une démarche digne vers la station de flotteurs.

Les acolytes – ils étaient trois – le regardèrent approcher d’un air soupçonneux.

— Les flotteurs sont-ils prêts pour l’ascension ? demanda-t-il.

— Vous êtes appelé sur la Troisième Falaise ?

— Absolument.

Valentin les gratifia de son plus éblouissant sourire, leur laissant voir, en même temps, un fond de confiance, de force et d’absolue sûreté de lui-même.

— Je suis Valentin d’Alhanroel, reprit-il d’un ton cassant, et je réponds à une convocation extraordinaire de la Dame. On m’attend en haut pour m’escorter jusqu’au Temple Intérieur.

— Pourquoi n’en avons-nous pas été informés ?

— Comment le saurais-je ? fit Valentin en haussant les épaules. Quelqu’un a visiblement fait une erreur. Vais-je devoir attendre ici jusqu’à ce que les documents arrivent ? La Dame devrait-elle m’attendre ? Allez, mettez les flotteurs en marche !

— Valentin d’Alhanroel… convocation extraordinaire de la Dame…

Les acolytes fronçaient les sourcils, secouaient la tête, se regardaient d’un air gêné.

— Cela est tout à fait irrégulier. Qui doit vous escorter là-haut, avez-vous dit ?

Valentin prit une longue inspiration.

— La Haute Interprète Tisana de Falkynkip en personne a été envoyée pour m’accueillir ! proclama-t-il d’une voix retentissante. Devra-t-elle attendre, elle aussi, que vos tergiversations arrivent à leur fin ? Êtes-vous prêts à assumer la responsabilité de ce retard ? Vous connaissez le caractère de la Haute Interprète !

— C’est vrai, c’est vrai, acquiescèrent nerveusement les acolytes en échangeant des hochements de tête comme si cette personne existait réellement et avait des flambées de colère particulièrement redoutables.