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Valentin comprit qu’il avait partie gagnée. Avec des gestes vifs et impatients, il les mobilisa pour accomplir leur tâche et, quelques instants plus tard, il était à bord d’un flotteur et s’élevait sereinement vers la plus haute et la plus sacrée des trois falaises de l’Île du Sommeil.

10

Au sommet de la Troisième Falaise, l’air était clair, pur et frais, car l’Île à cet endroit s’élevait à plusieurs milliers de mètres au-dessus du niveau de la mer, et tout là-haut, sur l’aire de la Dame, la végétation était tout à fait différente de celle des deux niveaux inférieurs. Les arbres étaient de haut fût, avec des feuilles circulaires des branches symétriques, et les buissons et les plantes qui les environnaient avaient une vigueur subtropicale, larges feuilles vernissées et tiges robustes. Valentin se retourna, mais d’où il était, il ne pouvait voir l’océan, seulement le moutonnement de la forêt sur la Seconde Falaise, et il apercevait la Première Falaise dans le lointain. Une allée à l’élégant dallage de pierre partait du bord de la Troisième Falaise en direction de la forêt. Sans hésiter, Valentin s’y engagea. Il n’avait aucune idée de la topographie des lieux et savait seulement qu’il y avait plusieurs terrasses dont la dernière était la Terrasse de l’Adoration où l’on attendait d’être appelé par la Dame. Il n’espérait pas atteindre les abords du Temple Intérieur sans s’être fait arrêter ; mais il avait l’intention d’aller aussi loin que possible, et lorsqu’il serait appréhendé, il donnerait son nom et demanderait qu’il soit transmis à la Dame, et pour le reste, il s’en remettrait à sa miséricorde et à sa grâce. Il fut arrêté avant même d’atteindre la première terrasse de la Troisième Falaise.

Cinq acolytes, revêtus des robes de la haute hiérarchie, sortirent de la forêt et se déployèrent calmement en travers du chemin. Il y avait trois hommes et deux femmes, tous d’un âge très avancé, et ils ne manifestaient pas la moindre crainte de lui.

L’une des femmes, tête chenue, lèvres minces, yeux noirs et perçants, prit la parole :

— Je suis Lorivade, de la Terrasse des Ombres, et je vous demande au nom de la Dame d’expliquer votre présence ici.

— Je suis Valentin d’Alhanroel, répondit-il d’un ton paisible, je suis la chair de la chair de la Dame, et je vous demande de me mener à elle.

L’impudence de cette déclaration n’amena pas un seul sourire sur les lèvres des hauts dignitaires.

— Vous prétendez être apparenté à la Dame ? demanda Lorivade.

— Je suis son fils.

— Son fils s’appelle Valentin, et il est Coronal sur le Mont du Château. Quelle est cette folie ?

— Transmettez à la Dame la nouvelle que son fils Valentin a traversé la Mer Intérieure et tout le continent de Zimroel pour venir à elle et qu’il est blond, et je ne vous demanderai rien de plus.

— Vous portez la robe de la Seconde Falaise, intervint l’un des hommes qui entouraient Lorivade. Il vous était interdit de faire l’ascension.

— Je comprends parfaitement cela, fit Valentin en soupirant. L’ascension était interdite, illégale et présomptueuse. Mais j’invoque la raison d’État. Si l’on tarde à transmettre mon message à la Dame, vous en assumerez la responsabilité.

— Nous n’avons pas ici l’habitude de recevoir des menaces, déclara Lorivade.

— Je ne menace personne. Je parle seulement de conséquences inévitables.

— C’est un dément, fit une femme à la droite de Lorivade. Nous allons devoir l’interner et le traiter.

— Et donner un blâme à l’équipe du bas, dit un homme.

— Et découvrir de quelle terrasse il vient et comment on a pu l’autoriser à s’en écarter, dit un autre.

— Tout ce que je vous demande, c’est de transmettre mon message à la Dame, dit calmement Valentin.

Ils l’entourèrent et le firent avancer à vive allure le long du chemin forestier jusqu’à une clairière où étaient garés trois flotteurs et où attendaient de nombreux acolytes dans la force de l’âge. De toute évidence, tout était prêt pour faire face à une situation tendue. Lorivade fit signe à l’un des acolytes et lança quelques ordres brefs ; puis les cinq dignitaires montèrent à bord d’un des flotteurs qui les emporta aussitôt.

Plusieurs acolytes se dirigèrent vers Valentin. Ils l’empoignèrent sans ménagement et le poussèrent vers un des flotteurs. Il leur signala en souriant qu’il n’avait pas l’intention de leur opposer de résistance, mais ils ne relâchèrent pas leur étreinte et le jetèrent brutalement sur un siège. Le flotteur s’éleva et, à un signal, les montures qui y étaient attelées commencèrent à trotter en direction de la terrasse toute proche.

La Terrasse des Ombres comprenait de grands bâtiments bas et de vastes esplanades de pierre. Les ombres auxquelles elle devait son nom étaient noires comme de l’encre, de mystérieux pans de nuit qui engloutissaient tout et s’étendaient sur les sculptures de pierre abstraites en prenant des formes étrangement significatives. Mais la tournée de la terrasse de Valentin fut brève. Le flotteur s’arrêta devant un bâtiment bas et nu, dépourvu de fenêtres ; une porte parfaitement ajustée s’ouvrit à la plus légère poussée, glissant silencieusement sur ses gonds ; on le fit pénétrer à l’intérieur.

La porte se referma sans laisser de trace dans le mur. Il était prisonnier.

La pièce était carrée, basse de plafond et sinistre. Une unique veilleuse projetait une douce lueur verdâtre. Un purificateur, un lavabo, une commode et un matelas composaient tout le mobilier. Allaient-ils transmettre son message à la Dame ? Ou bien allaient-ils le laisser moisir ici pendant qu’ils enquêtaient sur sa venue irrégulière sur la Troisième Terrasse, gaspillant des semaines en recherches bureaucratiques ?

Une heure s’écoula, puis une seconde et une troisième. Il pria pour qu’on lui envoie un interrogateur, un inquisiteur, n’importe qui, mais tout plutôt que ce silence, cette inaction, cette solitude. Il se mit à compter les pas. La pièce n’était pas exactement carrée : la longueur des murs faisait dans un sens un pas et demi de plus que dans l’autre. Il chercha les contours de la porte, mais ne réussit pas à les trouver. L’ajustement était parfait, mais cette petite merveille de construction ne l’égaya guère. Il s’inventa des dialogues et les enjoliva en silence : Valentin et Deliamber, Valentin et la Dame, Valentin et Carabella, Valentin et lord Valentin. Mais il se lassa vite de cette distraction.

Il entendit un léger crissement et pivota pour voir une fente s’ouvrir dans le mur et un plateau glisser à l’intérieur de la cellule. On lui avait donné du poisson et une grappe de raisin éburnéen, avec un gobelet de jus de fruit rouge et frais.

— Pour ce repas, je vous remercie de tout cœur, s’écria-t-il.

Il palpa le mur, cherchant l’endroit par où le plateau était entré. Nulle trace.

Il mangea en s’inventant d’autres dialogues, conversant en esprit avec Sleet, avec la vieille interprète des rêves Tisana, avec Zalzan Kavol et le capitaine Gorzval. Il leur posait des questions sur leur enfance, sur leurs rêves et leurs espoirs, sur leurs opinions politiques et leurs goûts en matière de nourriture, de boisson et d’habillement. Mais au bout d’un moment, il se fatigua de nouveau de ce jeu et il s’étendit pour dormir.

Il dormit d’un sommeil léger, des assoupissements peu profonds entrecoupés au moins une demi-douzaine de fois de languissantes périodes de veille. Ses rêves étaient fragmentés, la Dame, Farssal, le Roi des Rêves, le chef de la tribu métamorphe et la haute dignitaire Lorivade s’y succédèrent, mais ils ne prononçaient que des paroles obscures et confuses. Quand il se réveilla finalement, il trouva dans la pièce un petit déjeuner servi sur un plateau. Une longue journée s’écoula.