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Jamais il n’avait vécu une journée aussi interminable. Il n’y avait absolument rien à faire, rien, rien du tout, un néant, une interminable grisaille. Il aurait bien jonglé avec ses assiettes, mais elles étaient beaucoup trop légères et il aurait eu l’impression de jongler avec des plumes. Il essaya de jongler avec ses bottes, mais il n’en avait que deux et jongler avec deux objets n’était pour lui qu’un jeu d’enfant. Il résolut en désespoir de cause de jongler avec ses souvenirs, revivant tout ce qui lui était arrivé depuis Pidruid, mais la perspective de passer une infinité d’heures à faire cela l’épouvanta. Il médita jusqu’à ce que ses oreilles commencent à bourdonner de fatigue. Il s’accroupit au centre de la pièce, mais la tension d’esprit qu’il lui fallait fournir n’était guère divertissante.

La seconde nuit, Valentin fit une tentative pour entrer en communication avec la Dame. Il se disposa à dormir, mais au moment où il se sentit sombrer dans l’inconscience, il s’efforça de glisser dans un état intermédiaire, aux franges du sommeil et de la veille, une sorte d’état de transe. L’entreprise était délicate, car s’il se concentrait trop intensément, il allait retrouver l’état de veille, et s’il se détendait trop, il allait basculer dans le sommeil. Il resta longtemps à ce point d’équilibre, regrettant de ne pas avoir saisi l’occasion, pendant les heures creuses de son voyage à travers Zimroel, de demander à Deliamber de l’initier dans cette matière. Finalement, il projeta son esprit hors de lui.

— Mère ?

Il imagina son âme s’envolant de la Terrasse des Ombres et flottant vers l’intérieur de l’Ile, survolant terrasse après terrasse, jusqu’au cœur de la Troisième Falaise, jusqu’au Temple Intérieur, jusqu’à la chambre où reposait la Dame de L’Ile.

— Mère, c’est Valentin. C’est Valentin, ton fils. J’ai tant de choses à te dire, et tant à te demander ! Mais j’ai besoin de ton aide pour pouvoir te rejoindre.

Valentin restait immobile. Il était d’une absolue sérénité. Il sentait dans son esprit un rayonnement pur et blanc.

— Mère, je suis, sur la Troisième Falaise, dans une cellule de la Terrasse des Ombres. Je suis arrivé jusque-là, mère. Mais je ne puis aller plus loin. Fais-moi appeler, mère !

— Mère…

— Ma Dame…

— Mère…

Il sombra dans le sommeil.

Le rayonnement subsistait. Il perçut les premiers tintements annonciateurs d’un rêve, l’ouverture, les premières sensations d’un contact qui s’établissait. Des visions lui vinrent. Il n’était plus emprisonné. Il était allongé sous le firmament étoilé sur une grande plateforme circulaire de pierre finement polie, qui ressemblait à un autel, et il vit venir vers lui une femme aux cheveux d’ébène lustrés, qui s’agenouilla près de lui et, l’effleurant de la main, lui dit d’une voix affectueuse :

— Tu es mon fils, Valentin, et devant tout Majipoor je te reconnais comme mon fils et te convoque sur-le-champ à mes côtés.

Ce fut tout. Lorsqu’il s’éveilla, il n’avait d’autre souvenir de son rêve que cela.

Ce matin-là, il n’y avait pas de plateau de petit déjeuner qui l’attendait. Était-ce donc vraiment le matin, ou s’était-il réveillé au beau milieu de la nuit ? Les heures passèrent. L’avait-on oublié ? Avait-on l’intention de le laisser mourir de faim ? À cette perspective, il sentit un frisson de terreur le parcourir. Était-ce une amélioration par rapport à l’ennui qu’il avait connu ? Il se dit que tout bien considéré, il préférait l’ennui à la terreur, même si sa préférence était légère. Il appela, mais en sachant que c’était inutile. Il était muré comme dans un tombeau. Un tombeau. Valentin contempla d’un œil morne l’empilement de vieux plateaux contre le mur opposé. Il évoqua les plaisirs et les joies de la nourriture, les saucisses des Lii, le poisson que Khun et Sleet avaient fait griller sur les berges de la Steiche, le goût du fruit du dwikka, la saveur piquante du vin de feu à Pidruid. Sa faim devenait pressante. Et il avait peur. Il ne s’ennuyait plus du tout maintenant ; il avait peur. Ils s’étaient peut-être réunis et l’avaient condamné à mort pour folie incurable.

Les minutes. Les heures. Une demi-journée s’était déjà écoulée depuis son réveil.

C’était de la folie de penser qu’il pouvait atteindre l’esprit de la Dame dans son sommeil. Folie de s’imaginer qu’il pouvait sans effort laisser flotter son âme jusqu’au Temple Intérieur et recevoir l’aide de la Dame. Folie de croire qu’il pouvait reconquérir le Mont du Château, si tant est qu’il ait jamais été sien. Il s’était propulsé sur la moitié de la surface de la planète avec sa folie pour seule force motrice, et maintenant, se dit-il avec amertume, je vais recevoir la récompense de ma présomption et de mon aveuglement.

Enfin il entendit le léger crissement familier. Mais ce n’était pas la fente par laquelle passaient les plateaux. C’était la porte.

Deux dignitaires chenus pénétrèrent dans la cellule. Ils le gratifièrent d’un regard empreint d’une frustration amère et morose.

— Êtes-vous venus m’apporter mon petit déjeuner ? demanda Valentin.

— Nous sommes venus, répondit le plus grand, vous conduire au Temple Intérieur.

11

Il insista pour prendre un peu de nourriture avant de partir – sage précaution, car le trajet s’avéra fort long et leur prit le reste de la journée, en flotteur couvert tiré par des montures. Assis de chaque côté de lui, les deux hauts dignitaires gardèrent un silence glacial pendant tout le voyage. Quand il leur posait une question – par exemple le nom d’une des terrasses qu’ils traversaient –, ils répondaient aussi brièvement que possible et refusaient d’alimenter la conversation.

La Troisième Falaise comprenait de nombreuses terrasses – Valentin cessa de les compter après la septième, et elles étaient beaucoup plus rapprochées que sur les falaises extérieures et n’étaient séparées que par des bandes de forêt symboliques. Cette zone centrale de l’Île semblait fort active et peuplée.

Au crépuscule, ils atteignirent la Terrasse de l’Adoration, un espace occupé par de paisibles jardins et des bâtiments bas blanchis à la chaux. Comme toutes les terrasses, elle était circulaire, mais beaucoup plus petite que les autres, située comme elle l’était au cœur de l’Ile, un petit anneau dont on pouvait parcourir à pied toute la circonférence en une ou deux heures, alors qu’il aurait fallu des mois pour faire le circuit de l’une des terrasses de la Première Falaise. De vieux arbres noueux aux feuilles ovales et serrées poussaient à intervalles réguliers le long du rempart. Des plantes grimpantes s’entrelaçaient entre les bâtiments et il y avait une profusion de petites cours décorées de minces colonnettes de pierre noire polie et ornées de buissons en fleurs. Les serviteurs de la Dame se déplaçaient tranquillement par deux ou par trois dans cette paisible enceinte. On conduisit Valentin dans une chambre beaucoup plus plaisante que la dernière où il avait vécu, avec une baignoire encastrée, un lit tentant, des fenêtres donnant sur un jardin et des corbeilles de fruits sur la table. Les hauts dignitaires le laissèrent seul. Il prit un bain, grignota des fruits et attendit la suite des événements. Il dut attendre une bonne heure, puis on frappa à la porte et une voix douce demanda s’il désirait dîner. Une table roulante pénétra dans la pièce, portant une chère plus substantielle que ce qu’il avait eu depuis son arrivée sur l’Île – des viandes grillées, des courgettes bleues ingénieusement farcies avec un hachis de poisson, et un pichet d’une boisson fraîche qui ressemblait à s’y méprendre à du vin. Valentin mangea avec voracité. Après quoi, il resta longtemps debout devant ses fenêtres, scrutant l’obscurité. Il ne voyait rien, il n’entendait rien. Il alla tourner la poignée de sa porte : fermée. Ainsi, il était encore prisonnier, même si le cadre était beaucoup plus agréable qu’auparavant.