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Il dormit d’un sommeil sans rêves. Un flot de lumière dorée ruisselant dans sa chambre le réveilla. Il prit un bain. Le même serviteur discret apparut, apportant un petit déjeuner composé de saucisses et d’une compote de fruits roses. À peine avait-il terminé que deux graves dignitaires entrèrent à leur tour et lui annoncèrent :

— Vous êtes convoqué ce matin par la Dame. Ils le conduisirent à travers un jardin d’une fantastique beauté et sur une fragile passerelle de pierre d’un blanc très pur qui enjambait un étang aux eaux sombres dans lequel des poissons dorés nageaient en décrivant d’étincelantes arabesques. Plus loin s’étendait une pelouse merveilleusement entretenue. En son centre s’élevait un grand bâtiment à un seul étage, d’une forme extraordinairement délicate, rayonnant comme les branches d’une étoile à partir d’un centre circulaire. Cela ne peut être que le Temple Intérieur, se dit Valentin.

Il se sentait tout tremblant. Après il ne savait combien de mois, il avait enfin atteint le but de son voyage, le seuil du royaume de cette mystérieuse femme qu’il imaginait être sa mère. Enfin il y était arrivé ; et si tout cela se révélait n’être qu’une aberration, une chimère, une épouvantable méprise, s’il n’était personne de particulier, rien qu’un blond vagabond de Zimroel, dépouillé de ses souvenirs par quelque accident stupide et gonflé d’ambitions extravagantes par des compagnons malavisés ? Cette pensée lui était insupportable. Si la Dame le répudiait maintenant, si elle le reniait… Il pénétra dans le temple.

Toujours flanqué des deux dignitaires, Valentin traversa un interminable hall d’entrée gardé tous les cinq mètres par de raides guerriers au masque impénétrable et entra dans une pièce octogonale, avec des murs de belle pierre blanche et une fontaine, octogonale elle aussi, qui en occupait le centre. La lumière du matin pénétrait dans la pièce par une ouverture à huit côtés. Dans chaque angle se tenait une silhouette grave revêtue de la robe de la haute hiérarchie. Valentin, éberlué, les regarda l’une après l’autre, mais il ne lut sur leurs visages aucune cordialité, rien qu’une sorte de désapprobation pincée. Une unique note retentit, s’enfla lentement et s’évanouit, et quand le silence revint, la Dame de l’Île était dans la pièce.

Elle ressemblait beaucoup à la silhouette que Valentin avait si souvent vue en rêve. C’était une femme d’âge mûr et de taille moyenne, le teint bistré, les cheveux noirs et brillants, des yeux remplis de douceur, des lèvres pleines sur lesquelles semblait flotter un sourire perpétuel et – mais oui – une fleur derrière l’oreille et le front ceint d’un diadème d’argent. Une aura semblait l’entourer, un nimbe, une auréole de force, d’autorité et de majesté, comme il seyait à la Puissance de Majipoor qu’elle était, mais il n’était pas préparé à cela, s’attendant seulement à trouver une femme affectueuse et maternelle et ayant oublié qu’elle était une reine, une grande prêtresse et presque une déesse. Il resta sans voix devant elle pendant qu’elle l’observait longuement par-dessus la fontaine, posant sur son visage un regard à la fois léger et pénétrant. Puis elle fit un geste brusque de la main qui ne pouvait être interprété que comme un congédiement. Il n’était pas adressé à Valentin, mais aux dignitaires. Cela mit un terme à leur froideur marmoréenne. Ils se regardèrent, visiblement décontenancés. La Dame répéta son geste, un petit coup sec du poignet, et un éclair impérieux, d’une intensité presque insoutenable, passa dans son regard. Trois ou quatre des dignitaires quittèrent la pièce ; les autres ne mettaient aucun empressement à obtempérer, comme s’ils se refusaient à croire que la Dame avait l’intention de rester en tête à tête avec le prisonnier. Pendant un instant, il sembla qu’un troisième geste de la main allait être nécessaire lorsqu’un des plus âgés et des plus imposants des dignitaires tendit vers elle un bras tremblant dans un geste de protestation. Mais le regard que la Dame darda sur lui lui fit baisser le bras. Tous ceux qui restaient se retirèrent lentement. Valentin résista à l’impulsion de ployer le genou.

— Je n’ai aucune idée de la manière dont il faut vous rendre hommage, commença-t-il d’une voix à peine audible. Je ne sais pas non plus, ma Dame, comment je dois m’adresser à vous pour ne pas vous offenser.

— Il suffira, Valentin, répondit-elle d’une voix calme que tu m’appelles mère.

À ces mots, il resta frappé de stupeur. Il fit quelques pas chancelants dans sa direction, et s’immobilisa, les yeux écarquillés.

— C’est vrai ? demanda-t-il dans un souffle.

— Cela ne fait aucun doute.

Il sentait ses pommettes enflammées et demeurait frappé d’impuissance, pétrifié par sa grâce. Elle lui fit signe d’approcher en remuant à peine le bout des doigts, et il se mit à trembler comme une feuille.

— Approche-toi, dit-elle. As-tu peur ? Approche-toi de moi, Valentin !

Il traversa la pièce, contourna la fontaine et arriva devant elle. Elle glissa les mains dans les siennes. Immédiatement, il sentit une décharge d’énergie le parcourir, une pulsation sensible, tangible, quelque chose de voisin de ce qu’il avait ressenti quand Deliamber l’avait touché pour accomplir ses pratiques de magie, mais d’une puissance infiniment supérieure, infiniment plus effrayante. Il aurait voulu dégager ses mains après cette première décharge, mais elle le retenait et il n’avait pas la force de le faire, et les yeux de la Dame, tout proches des siens, semblaient lire jusqu’au fond de son âme et pénétrer ses mystères.

— Oui, fit-elle finalement, par le Divin, c’est bien toi, Valentin. Ton corps est changé, mais ton âme est bien telle que je l’ai faite ! Oh, Valentin, Valentin, que t’ont-ils fait ? Qu’ont-ils fait à Majipoor ?

Elle pressa ses mains et l’attira vers elle. Il se retrouva dans ses bras, la Dame se dressant sur la pointe des pieds pour mieux l’étreindre, et il la sentait trembler. Ce n’était plus une déesse, mais une femme, une mère serrant contre elle son fils tourmenté. Il trouvait dans cet embrassement plus de paix qu’il n’en avait connu depuis son apparition à Pidruid et il s’accrochait à elle en priant pour qu’elle ne mette pas fin à cette étreinte.

Puis elle fit un pas en arrière et l’examina en souriant.

— Ils t’ont au moins donné un corps séduisant. Rien de commun avec ce que tu étais naguère, mais plaisant à l’œil, robuste et plein de santé. Ils auraient pu faire bien pire. Ils auraient pu faire de toi quelqu’un de souffreteux, de rachitique ou de contrefait, mais je suppose qu’ils n’en ont pas eu le courage, sachant qu’ils seraient châtiés au centuple pour tous leurs forfaits.

— Qui, mère ?

La question parut la surprendre.

— Qui ? Mais Barjazid et les siens !

— Je ne sais rien, mère, dit Valentin, hormis ce qui m’est venu en rêve, et même cela est nébuleux et confus.

— Et que sais-tu ?

— Je sais qu’on m’a dépouillé de mon corps, qu’à la suite de je ne sais quel maléfice du Roi des Rêves on m’a abandonné tel que tu me vois devant Pidruid et que quelqu’un d’autre, je pense qu’il pourrait s’agir de Dominin Barjazid, règne maintenant du haut du Mont du Château. Mais je sais tout cela de la manière la plus douteuse.