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— Tout cela est vrai, déclara la Dame.

— Et quand cela s’est-il passé ?

— Au début de l’été, répondit-elle, alors que tu effectuais le Grand Périple sur Zimroel. J’ignore comment ils ont procédé, mais une nuit, pendant que je dormais, j’ai ressenti une violente douleur, un déchirement, comme si l’on venait d’arracher le cœur de la planète, et je me suis réveillée en sachant que quelque chose de funeste et de monstrueux venait de se produire. J’ai projeté mon âme vers toi, mais je n’ai pu t’atteindre. Je ne trouvais plus que le silence et le vide là où tu étais. Et pourtant ce silence était différent de celui qui m’a accablée quand Voriax a disparu, car je sentais encore ta présence, mais hors de ma portée, comme si on avait interposé entre nous une épaisse plaque de verre. J’ai immédiatement demandé des nouvelles du Coronal. Il est à Tilomon, m’a-t-on répondu. Et va-t-il bien ? ai-je demandé. Oui, m’a-t-on assuré, il va bien et doit s’embarquer aujourd’hui même pour Pidruid. Mais je ne pouvais entrer en contact avec toi, Valentin. J’ai projeté mon âme, comme je l’avais fait pendant des années, dans toutes les parties du monde, et tu étais partout et nulle part en même temps. J’avais peur, j’étais bouleversée, Valentin, mais je ne pouvais rien faire d’autre que chercher et attendre. Je reçus la nouvelle que lord Valentin avait débarqué à Pidruid, qu’il était l’invité du maire de la ville, et j’eus une vision de lui par-delà tout le continent, et son visage était le visage de mon fils. Mais son esprit était autre, et il m’était fermé. J’ai essayé d’envoyer un message, mais je ne pouvais l’atteindre. Et finalement j’ai commencé à comprendre.

— Savais-tu où j’étais ?

— Au début, non. Ils t’avaient si bien ensorcelé que ton esprit était totalement changé. Nuit après nuit, je projetais mon âme sur Zimroel à ta recherche – je négligeais, tout le reste ici, mais cette substitution de Coronal n’était pas une mince affaire – et je crus percevoir, des lueurs, un fragment de ton être véritable, et au bout d’un certain temps, je réussis à établir que tu étais vivant, que tu étais au nord-ouest de Zimroel, mais il n’était toujours pas question de t’atteindre. Il me fallait attendre que tu reprennes conscience de qui tu étais, que l’effet du sortilège commence à se dissiper et que ton esprit véritable te soit rendu, au moins partiellement.

— Il est encore loin d’être entier, mère.

— Je sais. Mais je pense que nous pourrons y remédier.

— Quand as-tu finalement réussi à m’atteindre ?

Elle réfléchit quelques instants.

— C’était près de la cité Ghayrog, je crois, près de Dulorn, et au début, je ne t’ai vu que par le biais de ceux qui t’entouraient et qui apprenaient en rêve la vérité à ton sujet. Je suis entrée en contact avec leur esprit, j’ai clarifié et décanté ce qui s’y trouvait et je me suis aperçue que ton âme les avait marqués de son empreinte et qu’ils savaient mieux que toi-même ce qui t’était arrivé. C’est ainsi que j’ai pu tourner autour de toi pour commencer, avant de réussir à pénétrer en toi. Et à partir de ce moment-là, la connaissance de ta précédente identité s’est approfondie, et je me suis efforcée, malgré les milliers de kilomètres qui nous séparaient, de te guérir et de t’attirer vers moi. Mais ce fut loin d’être facile. Le monde des rêves, Valentin, est un monde ardu et mouvant, même pour moi, et tenter de le contrôler est aussi difficile qu’essayer d’écrire un livre sur le sable, au bord de l’océan. La marée remonte et efface presque tout, et il n’y a plus qu’à recommencer. Mais enfin te voici.

— L’as-tu su, quand j’ai abordé dans l’Île ?

— Oui, je l’ai su. J’ai senti que tu étais à proximité.

— Et pourtant tu m’as laissé me traîner de terrasse en terrasse !

— Il y a des millions de pèlerins sur les terrasses extérieures, dit-elle en riant. Te sentir était une chose, te repérer avec précision en était une autre, beaucoup plus difficile. De plus, tu n’étais pas encore prêt à venir jusqu’à moi, pas plus que je n’étais prête à te recevoir. Je te mettais à l’épreuve, Valentin. Je t’observais de loin pour savoir si beaucoup de ton âme avait survécu, s’il restait en toi un peu du Coronal. Avant de te reconnaître, il me fallait savoir cela.

— Et alors, reste-t-il en moi beaucoup de lord Valentin ?

— Énormément. Beaucoup plus que tes ennemis ne pourraient le soupçonner. Leur plan était défectueux : ils ont cru t’éliminer, alors qu’ils n’ont fait que provoquer l’embrouillement, la confusion de tes idées.

— N’auraient-ils pas été mieux avisés en se débarrassant définitivement de moi plutôt que de mettre mon âme dans un autre-corps ?

— Certainement, répondit la Dame, mais ils n’ont pas osé. Ton esprit a été oint, Valentin. Ces Barjazid sont des brutes superstitieuses. Ils acceptent, semble-t-il, de courir le risque de renverser un Coronal, pas de le supprimer, de peur que son esprit ne se venge. Et leur lâcheté entraînera la faillite de leur machination.

— Crois-tu que je pourrai un jour retrouver ma position ? demanda doucement Valentin.

— En doutes-tu ?

— Barjazid a le visage de lord Valentin. Le peuple l’accepte comme Coronal. Il a le contrôle du pouvoir du Mont du Château. Je n’ai guère qu’une douzaine de partisans et je suis inconnu. Si je me proclame Coronal légitime, qui me croira ? Et alors, combien de temps Dominin Barjazid me laissera-t-il avant de se débarrasser de moi, comme il aurait dû le faire à Tilomon ?

— Tu as le soutien de la Dame, ta mère.

— As-tu donc une armée, mère ?

— Non, je n’ai pas d’armée, répondit la Dame avec un sourire très doux. Mais je suis une Puissance de Majipoor, ce qui n’est pas à négliger. J’ai la force que me confèrent la justice et l’amour, Valentin. Mais j’ai aussi ceci.

Elle porta la main au bandeau d’argent qui lui ceignait le front.

— Ce qui te sert à transmettre les messages ? demanda Valentin.

— Oui, ce qui me permet d’entrer en contact avec les esprits sur toute la surface de Majipoor. Je n’ai pas le pouvoir de contrôler et de diriger qu’ont les Barjazid grâce à leurs appareils, mais je peux communiquer, je peux guider, je peux influencer. Je te remettrai un de ces bandeaux avant que tu quittes l’Ile.

— Et je traverserai tranquillement Alhanroel, envoyant aux citoyens du continent des messages d’amour, en attendant que Dominin Barjazid descende du Mont pour me rendre le trône ?

Les yeux de la Dame lancèrent le même éclair de colère que celui que Valentin y avait surpris lorsqu’elle avait renvoyé les dignitaires.

— Quel langage tiens-tu, Valentin ? fit-elle d’un ton cassant.

— Mère…

— Oh, si, ils t’ont bien changé ! Le Valentin que j’ai mis au monde et élevé refusait d’envisager la défaite.

— Moi aussi, mère. Mais l’entreprise est si vaste et je suis si las… Et s’il faut guerroyer contre les citoyens de Majipoor – même contre un usurpateur –, mère, il n’y a pas eu de guerre sur Majipoor depuis les temps les plus reculés. Serai-je celui qui va rompre la paix ?

Le regard de la Dame était impitoyable.

— La paix est déjà rompue, Valentin, dit-elle. Il t’incombe de rétablir l’ordre dans le royaume. Un faux Coronal règne depuis près d’un an déjà. Des lois iniques et absurdes sont promulguées quotidiennement. Les innocents sont punis, les coupables prospèrent. De fragiles équilibres instaurés depuis des millénaires sont en passe d’être détruits. Quand nos ancêtres sont arrivés ici, venant de la Vieille Terre, il y a quatorze mille ans de cela, bien des erreurs ont été commises et bien des souffrances endurées avant de trouver notre système de gouvernement. Mais depuis l’époque du premier Pontife, nous avons vécu sans bouleversements d’importance, et depuis l’époque de lord Stiamot, la paix a régné sur notre planète. Maintenant, cette paix est rompue et c’est à toi qu’il incombe de remettre les choses en ordre.