— Et si je m’incline devant le fait accompli ? Si je refuse d’entraîner Majipoor dans la guerre civile ? Les conséquences seraient-elles si dramatiques ?
— Tu connais déjà les réponses à ces questions.
— J’aimerais les entendre de ta bouche, car ma résolution est vacillante.
— J’ai honte de t’entendre dire cela.
— Mère, j’ai vécu d’étranges aventures pendant ce voyage, et elles m’ont vidé d’une bonne partie de mon énergie. N’ai-je pas le droit de me remettre de mes fatigues ?
— Tu es un roi, Valentin.
— Je l’étais, peut-être, et peut-être le redeviendrai-je. Mais on m’a dérobé à Tilomon une grande part de ma noblesse. Je ne suis plus qu’un homme ordinaire. Et même les rois ne sont pas à l’abri de la fatigue et du découragement, mère.
— Le Barjazid ne gouverne pas encore en tyran absolu, reprit la Dame d’un ton plus doux que celui qu’elle venait d’employer, car cela pourrait dresser le peuple contre lui, et il est encore incertain de son pouvoir – tant que tu seras en vie. Mais il gouverne pour lui-même et pour les siens, et non pour Majipoor. Il n’a aucun sens du droit et ne fait que ce qui lui paraît utile et avantageux. À mesure que sa confiance augmentera, il en sera de même de ses crimes, jusqu’à ce que Majipoor gémisse sous la férule d’un monstre.
— Quand je ne suis pas si fatigué, je comprends bien tout cela, fit Valentin en hochant la tête.
— Pense aussi à ce qui va se produire à la mort du Pontife Tyeveras, ce qui arrivera tôt ou tard, et plus probablement tôt que tard.
— À ce moment-là, Barjazid descendra dans le Labyrinthe et deviendra un reclus sans pouvoir.
— Le Pontife n’est pas sans pouvoir et il n’est pas nécessaire qu’il vive en reclus. De ton vivant, tu n’as connu que Tyeveras, qui est devenu très vieux et de plus en plus bizarre. Mais un Pontife dans la force de l’âge est quelqu’un de très différent. Que va-t-il se passer si Barjazid devient Pontife dans cinq ans ? T’imagines-tu qu’il se résignera à trôner dans son palais souterrain comme Tyeveras le fait actuellement ? Il régnera avec fermeté, Valentin.
Elle lui jeta un regard perçant.
— Et qui deviendra Coronal, à ton avis ? Valentin secoua la tête en signe d’ignorance.
— Le Roi des Rêves a trois fils, reprit-elle. Minax est l’aîné et il est l’héritier du trône de Suvrael. Dominin est Coronal pour l’instant et deviendra Pontife, si tu choisis de le laisser faire. Qui d’autre que son frère Cristoph, le benjamin, choisira-t-il comme Coronal ?
— Mais c’est absolument contre nature qu’un Pontife offre le Mont du Château à son propre frère !
— Il est également contre nature que le fils du Roi des Rêves renverse un Coronal légitime, dit la Dame.
Un nouvel éclair passa dans ses yeux.
— Réfléchis également à ceci : lorsque le Coronal change, la Dame de l’Île change aussi ! J’irai donc finir mes jours dans le palais des anciennes Dames sur la Terrasse des Ombres, et qui viendra résider dans le Temple Intérieur ? La mère des Barjazid ! Tu comprends, Valentin, ils seront partout, ils contrôleront toute la planète !
— Il ne faut pas qu’il en soit ainsi, déclara Valentin.
— Il n’en sera pas ainsi.
— Que dois-je faire ?
— Tu embarqueras de mon port de Numinor pour Alhanroel, avec tes compagnons et d’autres que je te fournirai. Tu débarqueras dans la péninsule de Stoienzar et tu te rendras dans le Labyrinthe pour aller chercher la bénédiction de Tyeveras.
— Mais si Tyeveras est fou…
— Il n’est pas complètement fou. Il vit dans un rêve perpétuel, un rêve très étrange, mais je suis entrée en contact avec son esprit il y a peu, et le vieux Tyeveras existe encore quelque part à l’intérieur. Cela fait quarante ans qu’il est Pontife, Valentin, et avant cela, il fut Coronal pendant longtemps, et il sait comment notre planète doit être gouvernée. Si tu réussis à arriver jusqu’à lui, si tu parviens à lui démontrer que tu es le véritable lord Valentin, il t’apportera son aide. Après, il te faudra marcher sur le Mont du Château. Vas-tu te dérober à cette tâche ?
— Ma seule crainte est de plonger Majipoor dans le chaos.
— Le chaos est déjà proche. Tu n’apporteras que l’ordre et la justice.
Elle se rapprocha de lui, lui montrant ainsi le terrifiant pouvoir qui émanait d’elle, toucha sa main et dit d’une voix basse et véhémente :
— J’ai mis au monde deux fils, et dès l’instant où l’on se penchait sur le berceau, l’on savait qu’ils étaient destinés à être rois. Le premier était Voriax – tu te souviens de lui ? Je suppose que non, du moins pas encore – et il était magnifique, un homme superbe, un héros, un demi-dieu, et dès son enfance, on disait de lui sur le Mont du Château : celui-ci sera Coronal quand lord Malibor deviendra Pontife. Voriax était un prodige, mais il y avait un second fils, Valentin, aussi vigoureux et superbe que Voriax, moins friand que lui de sports et de prouesses, plus chaleureux et plus sage à la fois, qui savait, sans rien qu’on lui dise, distinguer le bien du mal, qui était dépourvu de toute cruauté et avait un caractère égal, équilibré et heureux, si bien qu’il était universellement aimé et respecté, et l’on disait de Valentin qu’il ferait encore un meilleur roi que Voriax, mais Voriax était l’aîné et serait naturellement choisi, et Valentin était condamné à ne devenir qu’un grand ministre. Et Malibor n’est pas devenu Pontife puisqu’il est mort prématurément à la chasse aux dragons, et des émissaires de Tyeveras sont venus trouver Voriax et lui ont annoncé : vous êtes Coronal de Majipoor, et le premier à ployer le genou devant lui et à faire le signe de la constellation fut son frère Valentin. Et ainsi lord Voriax régna du Mont du Château, et ce fut un bon règne, et je vins m’installer sur l’Île du Sommeil comme je le savais depuis toujours, et pendant huit ans, tout se passa bien sur Majipoor. Puis il advint ce que personne n’aurait pu prévoir, à savoir que lord Voriax mourut prématurément, comme lord Malibor avant lui, frappé à mort par une flèche perdue en chassant dans la forêt. Mais il restait Valentin, et bien qu’il fût rare pour le frère d’un Coronal de devenir Coronal à son tour, il n’y eut guère de discussion, car tout le monde s’accordait à reconnaître ses hautes compétences. C’est ainsi que lord Valentin prit possession du Château et que moi, mère de deux rois, je restai dans le Temple Intérieur, satisfaite des fils que j’avais donnés à Majipoor et certaine que le règne de lord Valentin serait à la gloire de Majipoor. Crois-tu que je puisse permettre à des Barjazid de rester longtemps sur le trône que mes fils ont occupé ? Crois-tu que je puisse supporter longtemps la vue du visage de lord Valentin masquant l’âme fangeuse d’un Barjazid ? Oh, Valentin ! tu n’es encore que la moitié de ce que tu étais, à peine la moitié, mais tu redeviendras toi-même et le Mont du Château sera tien et le destin de Majipoor ne sera pas de connaître le mal. Ne me parle plus de ta crainte de plonger Majipoor dans le chaos. Le chaos est déjà installé. Tu es le libérateur. Comprends-tu ?
— Je comprends, mère.