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— Alors, viens avec moi, et je vais te rendre ton intégrité.

12

Elle l’entraîna hors de la chambre octogonale, et ils s’engagèrent dans l’un des rayons qui formaient le Temple Intérieur, passant devant les gardes raides et un groupe de dignitaires à l’air renfrogné et stupéfait, et arrivèrent dans une petite chambre claire, décorée d’éblouissantes fleurs d’une douzaine de couleurs différentes. Elle contenait un bureau façonné dans une unique plaque de darbelion luisant, un lit bas et quelques meubles. C’était, apparemment, le bureau de la Dame. Elle fit signe à Valentin de prendre un siège et prit sur le bureau deux petits flacons.

— Bois ce vin d’un seul trait, lui dit-elle en lui tendant l’un des flacons.

— Du vin, mère ? Sur l’Île ?

— Ni toi ni moi ne sommes des pèlerins. Bois.

Il déboucha le flacon et le porta à ses lèvres. L’odeur lui était familière, un bouquet à la fois poivré et doux, mais il lui fallut quelques instants pour la reconnaître : c’était le breuvage utilisé par les interprètes des songes, celui, qui contenait la drogue qui ouvrait les esprits. La Dame vida d’un trait le contenu du second flacon.

— C’est une interprétation que nous allons faire ? demanda Valentin.

— Non. Il faut rester éveillés pour ce que nous avons à faire. J’ai longtemps réfléchi à la manière dont il fallait procéder.

Elle prit sur son bureau un scintillant bandeau d’argent, identique au sien, et le lui tendit.

— Pose-le sur ton front, dît-elle. À partir de maintenant et jusqu’à ton ascension du Mont du Château, porte-le constamment, car il sera le centre de ton pouvoir.

Il posa précautionneusement le bandeau sur sa tête. Il s’adaptait parfaitement à ses tempes, lui procurant une sensation curieuse, pas vraiment à sa convenance, bien que la bande de métal fût si légère qu’il s’étonnait de la sentir. La Dame s’approcha de lui et lissa l’épaisse chevelure blonde par-dessus le bandeau.

— Des cheveux dorés, fit-elle doucement. Je n’aurais jamais cru avoir un fils aux cheveux dorés !

Après un silence, elle demanda :

— Que ressens-tu, avec le bandeau sur ton front ?

— Son étroitesse.

— Rien d’autre ?

— Rien d’autre, mère.

— Tu t’y habitueras très vite. Commences-tu à sentir les effets de la drogue ?

— Mon esprit commence à s’embrumer. Je crois que je pourrais m’endormir, si on me laissait faire.

— Le sommeil sera bientôt la dernière chose à laquelle tu aspireras, dit la Dame en tendant les deux mains vers lui. Es-tu un bon jongleur, mon fils ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.

— On le dit, répondit-il en souriant.

— Très bien. Il faudra demain que tu me montres tes talents. Mais maintenant, donne-moi les mains. Les deux. Comme cela.

Elle tint pendant un instant ses mains robustes, aux jointures fines, au-dessus des siennes. Puis, d’un geste vif et décidé, elle entrecroisa leurs doigts.

Ce fut comme si l’on venait d’actionner un interrupteur, de fermer un circuit. Le choc fit chanceler Valentin. Il vacilla, faillit tomber et sentit la Dame resserrer son étreinte, le retenant pendant qu’il titubait dans la pièce. Il avait la sensation qu’on lui enfonçait un clou à la base du crâne. Il voyait tout tourner autour de lui et était incapable de contrôler ses yeux et de les fixer sur quoi que ce fût. Il ne voyait que des images brouillées et fragmentaires : le visage de sa mère, la surface luisante du bureau, les couleurs flamboyantes des fleurs, et tout cela tremblait, palpitait et tourbillonnait.

Son cœur battait la chamade. Il avait la gorge sèche et l’impression de ne plus avoir d’air dans les poumons. C’était encore plus terrifiant que lorsqu’il avait été aspiré dans le tourbillon créé par le dragon de mer et qu’il avait disparu dans les profondeurs. Ses jambes se dérobaient sous lui et, incapable de rester debout plus longtemps, il se laissa tomber à genoux, conscient malgré tout de voir la Dame s’agenouiller devant lui, son visage tout contre lui, ses doigts toujours unis aux siens, prolongeant ce terrible et torturant contact entre leurs âmes. Les souvenirs commencèrent à affluer. Il vit la magnificence gigantesque du Mont du Château et l’inimaginable énormité tentaculaire du Château du Coronal qui en couronnait l’invraisemblable sommet. Son esprit parcourait à la vitesse de l’éclair des salles de réceptions aux murs dorés et aux plafonds voûtés, des salles de banquets, des salles du conseil, des corridors larges comme des places. Partout des lumières brillaient, étincelaient et l’éblouissaient. Il sentait à ses côtés une mâle présence, un homme grand, puissant, confiant et fort qui lui tenait une main, et une femme, tout aussi forte et confiante, lui tenait l’autre, et il savait qu’il s’agissait de son père et de sa mère et que le garçon qui était juste devant lui était son frère Voriax.

— Quelle est cette salle, père ?

— La salle du Trône de Confalume.

— Et cet homme aux longs cheveux roux ? Celui qui est assis dans le grand fauteuil ?

— C’est le Coronal lord Malibor.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Est-il bête, ce Valentin ! Il ne sait même pas ce qu’est un Coronal !

— Tais-toi, Voriax. Le Coronal est le roi, Valentin. L’un des deux rois, le plus jeune. L’autre est le Pontife, qui lui-même a été Coronal avant.

— Lequel est-ce ?

— Le grand maigre, avec la barbe très noire.

— Il s’appelle Pontife ?

— Il s’appelle Tyeveras. Pontife est le titre qu’on lui donne comme roi. Il habite près de la Stoienar, mais il est ici aujourd’hui parce que le Coronal lord Malibor va se marier.

— Et est-ce que les enfants de lord Malibor seront Coronals aussi, mère ?

— Non, Valentin.

— Qui sera le prochain Coronal ?

— Personne ne le sait encore, mon fils.

— Ce sera moi ? Ce sera Voriax ?

— Cela pourrait se faire si, en grandissant, vous devenez sages et forts.

— Oh, je le serai, père ! Je le serai, je le serai ! L’image de la salle du Trône s’effaça. Valentin se vit dans une autre salle, tout aussi somptueuse, mais pas tout à fait aussi grande, et il était plus âgé, ce n’était plus un garçonnet, mais un jeune homme, et devant lui se tenait Voriax, la couronne à la constellation sur la tête, ce qui semblait le rendre quelque peu perplexe.

— Voriax ! Lord Voriax !

Valentin s’agenouilla et leva les mains en écartant les doigts. Et Voriax lui sourit et tendit la main vers lui.

— Relève-toi, frère, relève-toi. Il n’est pas convenable que tu rampes ainsi devant moi.

— Tu seras le plus aimable Coronal de toute l’histoire de Majipoor, lord Voriax.

— Appelle-moi frère, Valentin. Je suis Coronal, mais je suis encore ton frère.

— Longue vie à toi, frère ! Longue vie au Coronal ! Et d’autres se mirent à crier autour de lui :

— Longue vie au Coronal ! Longue vie au Coronal ! Mais quelque chose avait changé, bien que la salle fût la même, car lord Voriax avait disparu et c’était Valentin qui portait maintenant cette étrange couronne, et les autres l’acclamaient, s’agenouillaient devant lui et agitaient les doigts en l’air en criant son nom. Il les regardait avec étonnement.

— Longue vie à lord Valentin !

— Je vous remercie, mes amis. J’essaierai d’être digne de la mémoire de mon frère.

— Longue vie à lord Valentin !

— Longue vie à lord Valentin, murmura la Dame. Valentin cligna des yeux et resta bouche bée. Pendant quelques instants, il fut totalement désorienté, se demandant ce qu’il faisait à genoux, dans quelle pièce il se trouvait et qui était cette femme dont le visage était si proche du sien. Puis les vapeurs de son esprit se dissipèrent. Il se leva.