Il se sentait totalement transformé. De tumultueux souvenirs bouillonnaient dans son cerveau : les années passées sur le Mont du Château, ses études – toute cette histoire aride, la liste des Coronals, le catalogue des Pontifes, les ouvrages de droit constitutionnel, les interminables leçons avec ses précepteurs, l’étude de l’économie des provinces de Majipoor, son père vérifiant sans cesse son savoir, et sa mère – puis le reste, les moments de détente, les jeux, les voyages sur le fleuve, les tournois, ses amis, Elidath, Stasilaine et Tunigorn, le vin coulant à flots, les parties de chasse, les bons moments avec Voriax, tous les regards convergeant sur eux deux, princes parmi les princes, et les instants affreux à l’annonce de la mort de lord Malibor, et le mélange de crainte et de joie sur le visage de Voriax quand il fut nommé Coronal, et puis, huit ans plus tard, la délégation de princes venant trouver Valentin pour lui offrir la couronne de son frère… Il se souvenait.
Il se souvenait de tout, jusqu’à la nuit à Tilomon, où tout s’effaçait de sa mémoire. Et après cela, il n’y avait plus que le soleil de Pidruid, des pierres dévalant de l’escarpement, Shanamir debout en contre-haut avec ses montures. Il se regarda en esprit, et il lui sembla qu’il projetait une ombre double, l’une éclatante et l’autre obscure ; et il regarda à travers le voile de fallacieux souvenirs que l’on avait jeté sur son esprit à Tilomon, par-dessus un abime de ténèbres, et il retrouva l’époque où il était Coronal. Il savait maintenant que son esprit était redevenu aussi entier qu’il était susceptible de l’être.
— Longue vie à lord Valentin, répéta la Dame.
— Oui, fit-il, émerveillé, oui, je suis lord Valentin et je redeviendrai. Mère, donne-moi des vaisseaux. Le Barjazid a déjà passé trop de temps sur le trône.
— Des vaisseaux attendent à Numinor, et des gens qui me sont fidèles se mettront à ton service.
— Parfait. Il me faut maintenant rassembler mes compagnons. J’ignore sur quelle terrasse ils se trouvent, mais il faudra les trouver rapidement. Un petit Vroon, plusieurs Skandars, un étranger à la peau bleue, originaire d’un autre monde, et quelques humains. Je te donnerai leurs noms.
— Nous les trouverons, dit la Dame.
— Et je te remercie, mère, ajouta Valentin, pour m’avoir rendu à moi-même.
— Me remercier ? Pourquoi me remercier ? Je t’ai mis au monde une première fois. Tu n’as pas eu à m’en remercier. Maintenant, c’est une seconde naissance pour toi, Valentin, et s’il le faut, je le ferai une troisième fois. Espérons que ce ne sera pas nécessaire. La chance va recommencer à te sourire.
Les yeux pétillants de gaieté, elle demanda :
— Te verrai-je jongler ce soir, Valentin ? Combien de balles peux-tu garder en l’air en même temps ?
— Douze, répondit-il.
— Et les blaves savent danser. Dis-moi la vérité !
— Moins de douze, reconnut-il. Mais plus de deux. Je ferai un numéro après le dîner. Et… mère ?
— Oui ?
— Quand j’aurai réintégré le Château, j’organiserai une grande fête, et tu quitteras l’Ile, et tu viendras me voir jongler de nouveau, depuis les marches du Trône de Confalume. Je te le promets, mère. Depuis les marches du Trône.
LE LIVRE DU LABYRINTHE
1
Les navires de la Dame appareillèrent du port de Numinor. Ils étaient sept, toutes voiles dehors, leurs hautes proues fendant les flots, sous le commandement du Hjort Asenhart, amiral de la flotte de la Dame, avec à leur bord lord Valentin le Coronal, son principal ministre Autifon Deliamber le Vroon, ses aides de camp Carabella de Tilomon et Sleet de Narabal, son adjudant-major Lisamon Hultin, ses ministres d’État Zalzan Kavol le Skandar et Shanamir de Falkynkip et quelques autres. La destination de la flotte était le port de Stoien, à la pointe de la péninsule de Stoienzar, sur le continent d’Alhanroel, sur la côte opposée de la Mer Intérieure. Ils naviguaient déjà depuis plusieurs semaines, poussés par le fort vent d’ouest qui soufflait dans ces parages à la fin du printemps, mais la terre n’était toujours pas en vue, et il fallait encore attendre plusieurs jours.
Valentin trouvait cette longue traversée réconfortante. Il n’avait pas peur des tâches qui l’attendaient, mais il n’était pas non plus impatient de s’y atteler : plus exactement, il lui fallait un peu de temps pour s’y retrouver dans son esprit fraîchement recouvré et découvrir qui il avait été et ce qu’il avait espéré devenir. Quel endroit plus propice pour ce faire que le milieu de l’océan où rien ne changeait d’un jour à l’autre, hormis la forme des nuages, et où le temps semblait suspendre son vol ? Ainsi, il restait des heures d’affilée accoudé au bastingage du vaisseau amiral, le Lady Thiin, à l’écart de ses amis, s’entretenant avec lui-même.
Il était tout à fait satisfait de ce qu’il avait été : plus fort et plus énergique de caractère que Valentin le jongleur, mais sans la laideur morale que l’on trouve parfois chez ceux qui détiennent le pouvoir. Son moi antérieur semblait à Valentin raisonnable, judicieux, calme et modéré, un homme à l’allure sérieuse, mais non dépourvu d’entrain, un homme qui connaissait la nature des responsabilités et des obligations. C’était un esprit cultivé, comme on pouvait s’y attendre de la part de quelqu’un qui avait consacré sa vie entière à se préparer à une haute charge, avec de solides connaissances en histoire, en droit constitutionnel et en économie, un peu moins approfondies en littérature et en philosophie, et autant que Valentin puisse en juger, une très légère teinture de mathématiques et de physique, qui étaient reléguées au second plan sur Majipoor.
L’apport de ce moi antérieur était comme un trésor découvert par le seul effet du hasard. Valentin n’était pas encore complètement uni à son autre moi, et il avait tendance à penser en termes de « il » et « je », ou bien « nous », au lieu de concevoir sa personnalité comme formant un tout ; mais de jour en jour, la faille devenait moins apparente. L’esprit du Coronal avait subi suffisamment de dégâts à Tilomon pour qu’un clivage marque maintenant la discontinuité entre lord Valentin le Coronal et Valentin le jongleur, et peut-être le tissu cicatriciel était-il voué à ne jamais disparaître, en dépit des soins prodigués par la Dame. Mais Valentin pouvait franchir cette faille à volonté, il pouvait remonter le cours du temps jusqu’à son enfance, le début de son âge d’homme ou sa brève période de règne, et partout où il regardait, il découvrait une plus grande abondance de savoir, d’expérience et de maturité que ce qu’il avait jamais espéré accumuler pendant sa vie de jongleur itinérant. Il lui importait peu, pour l’instant, de compulser ses souvenirs comme on feuillette une encyclopédie ; il était certain que ses deux « moi » fusionneraient en temps voulu. C’est au cours de la neuvième semaine de traversée qu’une mince bande verte de terre apparut à l’horizon.
— Stoienzar, annonça l’amiral Asenhart. Vous voyez là-bas, sur le côté, cet endroit plus sombre ? C’est le port de Stoien.
Valentin observa la côte du continent qui se rapprochait avec la double vision qui était la sienne. D’une part Valentin le jongleur ne savait pratiquement rien d’Alhanroel, sinon qu’il s’agissait du plus vaste des continents de Majipoor et du premier à avoir été colonisé par les humains, que la population y était très dense, qu’il recelait de fantastiques merveilles naturelles, qu’il était le siège du gouvernement planétaire et que le Coronal et le Pontife y avaient tous deux leur résidence. Mais la mémoire de lord Valentin était beaucoup plus fertile. Pour lui, Alhanroel signifiait le Mont du Château, sur les gigantesques versants duquel on pouvait passer une vie entière à parcourir les Cinquante Cités sans épuiser toutes leurs merveilles. Alhanroel, c’était le Château de lord Malibor couronnant le Mont – car c’était ainsi qu’il l’avait appelé pendant toute son enfance, et l’habitude lui en était restée, même pendant son propre règne. Il se représentait le Château, enveloppant le sommet du Mont comme une créature aux innombrables bras recouvrant pics, escarpements et herbages, et pénétrant dans les replis de terrain et les larges vallées, édifice unique comprenant de si nombreux milliers de salles qu’il était impossible de les dénombrer, bâtiment qui paraissait animé d’une vie propre, s’augmentant, de sa propre autorité, d’annexés et de dépendances à sa périphérie. Alhanroel, c’était également l’énorme éminence qui surmontait le Labyrinthe du Pontife et le labyrinthe souterrain, lui-même, contrepartie de l’Île de la Dame, car alors que la Dame résidait dans le Temple Intérieur, sur une hauteur en plein vent, éclaboussée de soleil et entourée par les cercles concentriques des terrasses découvertes, le Pontife vivait sous terre, terré comme une taupe, au point le plus bas de son royaume, entouré par les galeries de son Labyrinthe. Valentin ne s’était rendu qu’une seule fois dans le Labyrinthe, chargé de mission par lord Voriax, des années auparavant, mais le souvenir de ces cavernes sinueuses brillait encore d’une inquiétante lueur dans son esprit.