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Alhanroel, c’était encore les Six Fleuves qui dévalaient les pentes du Mont du Château, les plantes-créatures de la Stoienzar qu’il allait bientôt revoir, les maisons-arbres de Treymone et les ruines de pierre de la plaine de Velalisier, dont on prétendait qu’elles étaient antérieures à l’arrivée des humains sur Majipoor. Regardant vers l’est cette mince ligne qui grossissait lentement, mais était encore à peine visible, Valentin eut la sensation de voir toute l’immensité de Majipoor se dérouler devant lui comme un titanesque parchemin, et la tranquillité dans laquelle il avait baigné pendant toute la traversée s’envola aussitôt. Il avait hâte de débarquer et de commencer sa marche sur le Labyrinthe.

— Quand allons-nous toucher terre ? demanda-t-il à Asenhart.

— Demain soir, monseigneur.

— Nous allons donc festoyer et nous divertir ce soir. Sortez les meilleurs vins, et que l’équipage en ait sa part. Et après, un petit spectacle sur le pont, pour clore les réjouissances.

Asenhart le considéra d’un air grave. L’amiral était un aristocrate parmi les Hjorts, plus mince que la plupart de ceux de sa race, mais il avait la peau rêche et grenue qui était leur caractère distinctif et une attitude de componction que Valentin trouvait quelque peu déroutante. La Dame le tenait en très haute considération.

— Un spectacle, monseigneur ?

— Un peu de jonglerie, répondit Valentin. Mes amis éprouvent un besoin nostalgique de pratiquer de nouveau leur art, et quel moment serait mieux choisi que celui où nous célébrons la fin de notre longue traversée ?

— Bien entendu, fit Asenhart en hochant poliment la tête.

Mais il désapprouvait visiblement un tel comportement à bord de son vaisseau amiral.

C’était Zalzan Kavol qui lui en avait donné l’idée. Le Skandar, de toute évidence, supportait mal la traversée ; on le voyait souvent remuer en cadence ses quatre bras, mimant les gestes du jongleur, les mains vides. Plus que quiconque, il lui avait fallu s’adapter aux circonstances pendant ce long voyage sur la surface de Majipoor. Un an auparavant, Zalzan Kavol était encore un prince de sa profession, un maître parmi les maîtres dans l’art de la jonglerie, voyageant avec magnificence de ville en ville dans sa superbe roulotte. Maintenant, tout cela lui avait été enlevé. La roulotte n’était plus qu’un tas de cendres quelque part dans les forêts de Piurifayne ; deux de ses cinq frères y avaient également laissé la vie et un troisième gisait au fond de l’océan ; c’en était fini de l’époque où il hurlait ses ordres à des employés qui lui obéissaient au doigt et à l’œil ; et au lieu de s’exhiber le soir devant un public émerveillé qui remplissait sa bourse d’espèces sonnantes et trébuchantes, il en était maintenant réduit à errer de place en place dans le sillage de Valentin, avec un rôle subalterne. Toute cette énergie inemployée et ces élans refoulés s’accumulaient chez Zalzan Kavol. Son visage et son attitude le montraient clairement, car alors qu’au bon vieux temps il donnait libre cours à son caractère hargneux, il était devenu renfermé, presque humble, et Valentin savait que ce devait être le signe d’une profonde détresse. Les envoyés de la Dame avaient trouvé Zalzan Kavol encore à la Terrasse de l’Évaluation, accomplissant ses humbles tâches de pèlerin en traînant les pieds, avec des gestes de somnambule, comme s’il s’était déjà résigné à passer le reste de ses jours à arracher les mauvaises herbes et à poser des enduits.

— Vous seriez capable de faire le numéro avec les torches et les poignards ? lui demanda Valentin.

Le visage de Zalzan Kavol s’épanouit immédiatement.

— Naturellement Et vous voyez ces allumettes là-bas ? demandait-il en montrant d’énormes massues en bois, de plus d’un mètre de long, alignées près du mât. Hier soir, quand tout le monde dormait, Erfon et moi nous sommes entraînés avec ça. Si votre amiral n’y voit pas d’objection, nous les utiliserons ce soir.

— Celles-ci ? Comment peut-on jongler avec quelque chose d’aussi long ?

— Obtenez-moi la permission de l’amiral, monseigneur, et ce soir je vous montrerai !

La troupe s’entraîna tout l’après-midi dans un grand espace vacant à fond de cale. C’était la première fois qu’ils le faisaient depuis Ilirivoyne, ce qui leur semblait faire des lustres. Mais en utilisant l’assortiment improvisé d’objets que les Skandars avaient tranquillement rassemblés, il ne leur fallut pas longtemps pour retrouver la cadence. Valentin sentit une douce chaleur l’envahir en les regardant – Sleet et Carabella échangeant furieusement des massues, Zalzan Kavol, Rovorn et Erfon mettant au point de nouvelles combinaisons compliquées pour remplacer celles que la mort de leurs trois frères avait rendues impossibles. Pendant quelques instants, il retrouva l’innocence du bon vieux temps de Falkynkip ou de Dulorn, quand rien d’autre ne comptait que de trouver un engagement au prochain festival, où le seul défi à relever consistait à garder une parfaite coordination des mains et des yeux. Cette époque était à jamais révolue. Maintenant qu’ils étaient entraînés dans ces intrigues de haute volée qui faisaient et défaisaient les rois, aucun d’entre eux ne pourrait plus jamais être ce qu’il avait été. Tous les cinq avaient dîné avec la Dame, avaient vécu avec le Coronal et faisaient force de voiles pour un rendez-vous avec le Pontife ; ils étaient déjà entrés dans l’histoire, même si la campagne de Valentin n’aboutissait pas.

Il lui avait fallu bien des jours pour rassembler ses compagnons dans le Temple Intérieur. Valentin s’était imaginé qu’il suffisait à la Dame ou à ses dignitaires de fermer les yeux pour pouvoir atteindre n’importe quel esprit sur Majipoor, mais ce n’était pas aussi simple ; la communication était imprécise et limitée. Ils avaient d’abord localisé les Skandars, tous sur la terrasse extérieure. Shanamir avait atteint la Seconde Falaise et, avec sa candeur juvénile, il avançait rapidement ; Sleet, ni candide ni juvénile, avait également réussi à se faire admettre sur la Seconde Falaise, et il en était de même pour Vinorkis ; Carabella était juste derrière eux, encore à la Terrasse des Miroirs, mais à la suite d’une erreur, on avait commencé à la chercher ailleurs ; trouver Khun et Lisamon Hultin n’avait pas présenté de grandes difficultés, tellement leur aspect était différent de celui du reste des pèlerins ; mais les trois anciens membres de l’équipage de Gorzval, Pandelon, Cordeine et Thesme, avaient disparu dans la population de l’Ile, comme s’ils étaient devenus invisibles, si bien que Valentin aurait été obligé de les abandonner s’ils ne s’étaient présentés au dernier moment. Mais le plus difficile de tous à dépister fut Autifon Deliamber. Il y avait de nombreux Vroons sur l’Ile, dont quelques-uns étaient aussi petits que le minuscule sorcier, et tous les efforts pour retrouver sa trace se soldèrent par des échecs. Quand la flotte fut prête à appareiller, on n’avait toujours pas trouvé Deliamber, mais la veille du départ, alors que Valentin était affreusement tiraillé entre la nécessité d’aller de l’avant et sa répugnance à se séparer de son conseiller le plus précieux, le Vroon apparut à Numinor sans fournir d’explications sur l’endroit où il était ni la manière dont il avait réussi à traverser l’Île en passant inaperçu. Ainsi ils se retrouvèrent tous réunis, tous ceux qui avaient survécu au long voyage depuis Pidruid.