Après avoir pris le temps de réapprovisionner les navires, ils allaient naviguer sur le paisible golfe, longeant la côte septentrionale jusqu’à Kircidane et remontant jusqu’à Treymone, la ville côtière la plus proche du Labyrinthe. Il ne resterait plus alors qu’un trajet relativement court sur la terre ferme jusqu’à la résidence du Pontife.
Valentin trouva Stoien d’une beauté saisissante. Toute la péninsule était totalement plate, atteignant à peine six mètres au-dessus du niveau de la mer en son point le plus élevé, mais les habitants de la ville avaient imaginé un merveilleux agencement de plates-formes de brique parementées de pierres blanches pour donner l’illusion de collines. Il n’y avait pas deux de ces plates-formes d’une hauteur semblable, certaines s’élevant seulement à trois ou quatre mètres et d’autres montant jusqu’à une cinquantaine de mètres. Des quartiers entiers reposaient ainsi sur de gigantesques piédestaux hauts de plusieurs dizaines de mètres et de plusieurs kilomètres carrés ; certains bâtiments importants avaient des plates-formes à eux, qui dominaient les alentours comme montés sur des échasses ; cette alternance de plates-formes hautes et basses créait de stupéfiantes perspectives.
Ce qui aurait pu être un effet de fantasmagorie purement mécanique, donnant très vite une impression de brutalité, d’arbitraire, ou lassant à regarder, était adouci et égayé par des plantations tropicales telles qu’il n’avait jamais été donné à Valentin d’en voir. À la base de chaque plate-forme poussaient de denses bouquets d’arbres au large faite dont les branches entrelacées formaient d’impénétrables berceaux de verdure. Des plantes grimpantes feuillues ruisselaient le long des murs des plates-formes. Les larges rampes qui, du niveau de la rue, menaient aux plates-formes les plus élevées étaient bordées de grandes cuves de béton contenant des massifs d’arbustes dont les feuilles étroites et effilées étaient mouchetées de surprenantes taches de couleur, bordeaux, bleu de cobalt, vermillon, écarlates et indigo, topaze, jade ou couleur d’ambre, dont le mélange composait des motifs irréguliers. Et dans tous les lieux publics de la cité se trouvait le spectacle le plus étonnant, des parterres des fameuses plantes animées qui poussaient à l’état sauvage à quelques centaines de kilomètres au sud, sur la côte torride qui faisait face au lointain continent désert de Suvrael. Ces plantes, et il s’agissait bien de plantes, car elles fabriquaient leur nourriture par photosynthèse et passaient leur vie enracinées au même endroit – avaient quelque chose de charnu dans leur aspect, avec leurs bras préhensiles qui remuaient, et se tortillaient, leurs yeux qui fixaient et leurs corps tubulaires qui ondulaient et se balançaient, et bien que le soleil et l’eau leur suffisent pour vivre, elles étaient toujours prêtes et tout à fait capables de dévorer et digérer toutes les petites créatures qui passaient témérairement à leur portée. Des groupes de ces plantes, élégamment disposés et entourés de murets de pierre servant à la fois de protection et de décoration, étaient plantés dans toute la ville de Stoien. Certaines étaient aussi hautes que de petits arbres, d’autres étaient courtes et globulaires, d’autres encore étaient arborescentes. Mais toutes remuaient constamment, réagissant aux souffles d’air, aux odeurs, aux cris soudains, à la voix de leurs gardiens et autres stimuli. Valentin les trouvait sinistres, mais fascinantes. Il se demanda s’il ne serait pas possible d’en emporter un assortiment sur le Mont du Château.
— Pourquoi pas ? dit Carabella. On arrive bien à les garder vivantes pour les exposer à Pidruid. Il doit y avoir moyen de les conserver en bonne santé au Château de lord Valentin.
Valentin acquiesça de la tête.
— Nous engagerons une équipe de gardiens de Stoien. Nous nous renseignerons pour savoir de quoi elles se nourrissent et nous le ferons régulièrement expédier par bateau jusqu’au Mont.
— Ces créatures me donnent la chair de poule, monseigneur, fit Sleet en frissonnant. Vous les trouvez vraiment jolies ?
— Jolies n’est pas le mot, répondit Valentin. Disons intéressantes.
— Comme vous avez trouvé les plantes-bouche intéressantes, je suppose, hein ?
— Les plantes-bouche, mais bien sûr ! s’écria Valentin. Nous en ferons venir aussi quelques-unes au Château !
Sleet poussa un gémissement.
Valentin n’y prêta aucune attention. Le visage rayonnant d’enthousiasme, il prit Sleet et Carabella par la main et dit :
— Chaque Coronal a ajouté quelque chose au Château : un observatoire, une bibliothèque, un parapet, un rempart de prismes et d’écrans, une salle d’armes, une salle de banquets, une salle des trophées, et le Château s’est agrandi au fil des règnes, se modifiant et devenant de plus en plus riche et complexe. Pendant le peu de temps où j’y suis resté, je n’ai même pas eu le temps de réfléchir à ce que serait ma contribution. Mais quel Coronal a vu Majipoor comme je l’ai vue ? Qui a voyagé si loin et de manière si tumultueuse ? Pour commémorer toutes mes aventures, je rassemblerai toutes les bizarreries que j’ai vues, les plantes-bouche et ces plantes animées, les arbres-vessie et un ou deux dwikkas de belle taille, un bouquet de palmiers de feu, des sensitives et ces fougères chantantes, toutes ces merveilles qui ont émaillé notre voyage. Il n’y a rien de tel au Château pour l’instant, rien d’autre que les petites serres que lord Confalume a fait construire. Je le ferai sur une grande échelle ! Le jardin de lord Valentin ! Trouvez-vous que cela sonne bien ?
— Ce sera une merveille, monseigneur, approuva Carabella.
— Je ne me risquerai pas à me promener au milieu des plantes-bouche du jardin de lord Valentin, fit Sleet d’un ton acrimonieux, pas pour trois duchés et les revenus de Ni-moya et de Piliplok.
— Nous te dispensons de tours de jardin, dit Valentin en riant.
Mais il n’y aurait pas de tours de jardin, ni même de jardin aussi longtemps que Valentin n’aurait pas réintégré le Château de lord Valentin. Il passa une interminable semaine à Stoien, attendant qu’Asenhart ait complété son approvisionnement. Trois des navires allaient repartir vers l’Ile, emportant les marchandises destinées au royaume de la Dame. Les quatre autres continueraient, faisant une discrète escorte à Valentin. La Dame avait mis à sa disposition plus d’une centaine de ses plus robustes gardes du corps, sous le commandement de l’imposante Lorivade ; ce n’étaient pas, à proprement parler, des guerriers, car il n’y avait pas eu de violence sur l’Île du Sommeil depuis la dernière invasion des Métamorphes plusieurs milliers d’années auparavant, mais des hommes et des femmes compétents et intrépides, fidèles à la Dame et prêts, s’il en était besoin, à donner leur vie pour rétablir l’harmonie dans le royaume. Ils formaient le noyau d’une armée privée – à la connaissance de Valentin, la première force militaire constituée sur Majipoor depuis des temps très éloignés. Enfin la flotte fut prête à appareiller. Les navires à destination de l’Île partirent les premiers, un chaud Secondi matin, à la première heure, cap nord-nord-ouest. Les autres attendirent l’après-midi de Terdi pour partir dans la même direction, mais ils changèrent de cap à la nuit tombée pour faire route à l’est à travers le golfe de Stoien.
La péninsule de Stoienzar s’avançait dans la Mer Intérieure comme un pouce colossal. Sur la côte méridionale, du côté de l’océan, régnait une chaleur intolérable. Le peuplement était très réduit sur cette côte grouillante d’insectes et couverte par la jungle. La majeure partie de la considérable population de la péninsule était regroupée le long de la côte du golfe, qui avait une importante agglomération tous les cent cinquante kilomètres environ et une ligne pratiquement continue de villages de pêcheurs, de régions agricoles et de stations balnéaires entre chaque ville. L’été avait maintenant commencé et une épaisse brume de chaleur flottait au-dessus des eaux tièdes et pratiquement immobiles du golfe. La flotte mouilla une journée à Kircidane pour de nouveaux approvisionnements, à l’endroit où la côte commençait à s’incurver vers le nord, puis elle reprit la mer en direction de Treymone. Valentin resta seul dans sa cabine pendant une bonne partie des paisibles heures passées en mer, s’entraînant à utiliser le bandeau que lui avait donné la Dame. En une semaine, il réussit à maîtriser l’art d’entrer dans une transe légère – il était maintenant capable de faire franchir à son esprit le seuil du sommeil et d’en sortir aussi aisément, tout en restant pendant tout ce temps parfaitement conscient de ce qui se passait autour de lui. Lorsqu’il était en transe, il était capable, bien que fragmentairement et sans guère de force, d’entrer en contact avec d’autres esprits, de parcourir le navire et de localiser l’aura d’une âme endormie, car les dormeurs étaient beaucoup plus vulnérables à ce genre d’intrusion. Il parvenait à toucher légèrement l’esprit de Carabella, de Sleet ou de Shanamir et à leur transmettre sa propre image ou quelque bienveillant message. Atteindre un esprit moins familier – celui de Pandelon le menuisier, par exemple, ou de Lorivade était encore trop difficile pour lui, sinon de manière extrêmement brève et incomplète, et tous ses efforts pour avoir accès à l’esprit de non-humains, y compris ceux qu’il connaissait bien, Zalzan Kavol, Khun ou Deliamber, se soldaient par des échecs. Mais il continuait à se perfectionner et il sentait sa maîtrise s’affirmer de jour en jour, comme lorsqu’il s’était initié à l’art du jongleur ; et c’était une sorte de jonglerie car, pour utiliser le bandeau, il lui fallait se transporter au centre de lui-même, sans se laisser distraire par des pensées accessoires, et coordonner tous les aspects de son être vers un but unique, établir le contact. Le jour où le Lady Thiin arriva en vue de Treymone, il avait progressé au point de pouvoir implanter dans l’esprit de ses sujets des esquisses de rêves, avec des événements, des péripéties et des images. À Shanamir il envoya un rêve de Falkynkip, avec des montures pâturant dans un champ et un grand gihorna décrivant des cercles dans le ciel et descendant brusquement dans un grand battement d’ailes. Le lendemain matin à table, le garçon décrivit le rêve avec tous ses détails, avec cette différence que l’oiseau était un milufta, un charognard, au bec d’un orange vif et aux hideuses serres bleues.