— Et il n’y a pas moyen de faire pousser les arbres ailleurs ?
— Pas un centimètre au-delà de l’endroit où vous les voyez. Ils ne poussent bien que sous notre climat et ce n’est que dans le sol sur lequel vous marchez qu’ils peuvent atteindre leur plein développement. Partout ailleurs ils vivent un ou deux ans seulement et restent des avortons.
— Nous pouvons quand même tenter l’expérience, dit doucement Valentin à Carabella. Je me demande s’ils accepteraient de céder un peu de leur précieux sol pour le jardin de lord Valentin.
— Une maison-arbre, fit-elle en souriant, même petite, un endroit où tu puisses aller quand les soucis du gouvernement deviendront trop pesants et t’asseoir, caché dans le feuillage, respirer le parfum des fleurs et cueillir les fruits… oh, si tu pouvais avoir cela !
— Je l’aurai un jour, dit Valentin. Et tu t’assiéras à mes côtés dans l’arbre.
Carabella lui lança un regard étonné.
— Moi, monseigneur ?
— Si ce n’est pas toi, qui veux-tu que ce soit ? Dominin Barjazid ?
Il lui effleura la main.
— Crois-tu que nos routes vont se séparer quand nous atteindrons le Mont du Château ?
— Nous ne devrions pas parler de ce genre de choses maintenant, fit-elle d’un ton sévère.
Puis, se tournant vers le guide, elle demanda d’une voix plus forte :
— Et ces jeunes arbres, comment les soignez-vous ? Faut-il les arroser souvent ?
De Treymone, il y avait plusieurs semaines de voyage en flotteur rapide jusqu’au Labyrinthe. Ils traversaient un paysage de plaine où le riche sol rouge de la vallée du fleuve laissait place au-delà à une terre grise et sablonneuse, et le peuplement se raréfiait à mesure que Valentin et sa troupe s’enfonçaient dans les terres. Lorsque la pluie tombait, elle semblait s’enfoncer immédiatement dans le sol poreux. Il faisait chaud et parfois la chaleur devenait oppressante. Les journées s’écoulaient lentement pendant le trajet languissant et monotone. Aux yeux de Valentin, ce genre de voyage était totalement dépourvu du charme et du mystère – agrémenté maintenant de nostalgie – des mois qu’il avait passé à traverser Zimroel dans l’élégante roulotte de Zalzan Kavol. Le bon vieux temps où chaque jour était un pas de plus dans l’inconnu, avec de nouveaux défis à relever à chaque tournant de la route, sans compter l’excitation des représentations, les arrêts dans des villes inconnues pour présenter leur spectacle. Et maintenant ? Toute la besogne lui était mâchée par des officiers d’ordonnance et des aides de camp. Il redevenait un prince – même s’il s’agissait d’un prince d’une puissance très modeste, avec guère plus d’une centaine de fidèles – et il n’était pas certain d’en être heureux.
Vers la fin de la seconde semaine, le paysage changea brusquement, devenant raboteux et accidenté, avec des collines sombres s’élevant d’un plateau aride et bosselé. La végétation était uniquement composée d’arbustes rabougris, noirs, aux formes tourmentées et aux minces feuilles lustrées, et plus haut sur les pentes, de cactus-lune d’un blanc spectral, en forme de candélabres, et qui mesuraient le double de la taille d’un homme. De petits animaux au pelage roux et à la queue jaune en panache sautillaient sur leurs longues pattes et disparaissaient dans des terriers dès qu’un flotteur s’approchait trop d’eux.
— Voici le début du désert du Labyrinthe, annonça Deliamber. Nous allons bientôt voir les villes de pierre des anciens.
Valentin, l’unique fois où il était venu au Labyrinthe dans sa précédente vie, était arrivé par l’autre côté, le nord-ouest. Il y avait également un désert de ce côté-là, et les ruines de la grande cité hantée de Velalisier ; mais il était venu en bateau du Mont du Château, évitant toutes les terres désolées et stériles qui entouraient le Labyrinthe, et cette zone sinistre et rebutante lui était totalement inconnue. Il la trouva étrangement envoutante au début, en particulier au soleil couchant, quand le vaste ciel sans nuages était strié de fantastiques bandes de violentes couleurs et que le sol desséché luisait d’un éclat métallique surnaturel. Mais après quelques jours, la nudité de ce paysage désolé cessa de lui plaire et devint troublante, inquiétante, menaçante. L’âpreté de l’air du désert avait peut-être une influence néfaste sur sa sensibilité. C’était sa première expérience du désert, car il n’y en avait aucun à Zimroel et rien d’autre que cette poche intérieure de sécheresse sur tout le continent bien arrosé d’Alhanroel. Le climat désertique était pour lui associé à Suvrael, qu’il avait si souvent visité en rêve et dont chacun de ces rêves l’avait tourmenté ; et il ne pouvait chasser l’idée, aussi étrange et irrationnelle qu’elle fût, qu’il allait à un rendez-vous avec le Roi des Rêves.
— Voici les ruines, dit Deliamber au bout d’un moment.
Il était difficile au début de les distinguer des rochers du désert. Tout ce que Valentin vit furent de sombres monolithes écroulés, éparpillés comme par le dédaigneux revers de main d’un géant, par petits groupes distants d’un ou deux kilomètres. Mais petit à petit il parvint à discerner des formes : ici un pan de mur, là les fondations de quelque palais cyclopéen, là-bas un autel, peut-être. Tout était construit à une échelle titanesque, bien que les différents groupes de ruines à moitié recouverts par les sables mouvants, ne fussent plus que des avant-postes n’ayant plus rien d’imposant. Valentin fit arrêter le convoi devant une jonchée de ruines particulièrement importantes et se dirigea vers le site à la tête d’un groupe d’inspection. Il toucha précautionneusement un bloc de pierre, craignant de commettre un sacrilège quelconque. La pierre était froide, douce au toucher et légèrement incrustée d’un lichen rêche et jaune.
— Et tout cela est l’œuvre des Métamorphes ? demanda-t-il.
— C’est ce que nous pensons, répondit Deliamber en haussant les épaules, mais personne n’en est certain.
— J’ai entendu dire, intervint l’amiral Asenhart, que les premiers colons humains ont construit ces villes peu de temps après leur arrivée et qu’ils furent vaincus pendant les guerres civiles qui ont précédé l’établissement du gouvernement du Pontife Dvorn.
— Il est évident, fit Deliamber, que les archives de cette époque ne sont pas légion.
— Êtes-vous donc d’une opinion contraire ? demanda Asenhart en jetant au Vroon un regard en coin.
— Moi ? Moi ? Je n’ai pas la moindre opinion sur des événements vieux de quatorze mille ans. Je ne suis pas aussi âgé que vous semblez le croire, amiral.
— Il me paraît peu vraisemblable, dit Lorivade d’une voix profonde légèrement teintée d’ironie, que les premiers colons aient construit leurs villes si loin de la côte et qu’ils se soient donné la peine de transporter des blocs de pierre aussi colossaux.
— Alors, vous pensez aussi qu’il s’agit d’anciennes cités métamorphes ? demanda Valentin.
— Les Métamorphes, déclara Asenhart, sont des sauvages qui vivent dans la jungle et dansent pour attirer la pluie.
Lorivade, que l’interruption de l’amiral parut indisposer, répondit avec une précision agacée :
— Je pense que c’est tout à fait vraisemblable.
Puis, se tournant vers Asenhart, elle ajouta :
— Pas des sauvages, amiral, mais des réfugiés. Il est fort possible qu’ils soient déchus d’une grandeur passée.
— Disons plutôt qu’on les a poussés, fit Carabella.
— Le gouvernement devrait étudier ces ruines, dit Valentin, si cela n’a déjà été fait. Nous avons besoin d’en savoir plus sur les civilisations pré-humaines de Majipoor, et si ce sont des sites métamorphes, nous pourrions envisager de leur donner des gardiens.