— Nous…
— Les ruines n’ont pas besoin de gardiens autres que ceux qu’elles ont déjà, dit brusquement une nouvelle voix.
Valentin sursauta et se retourna. Une silhouette bizarre venait de surgir de derrière un monolithe – un homme maigre, presque décharné, d’une soixantaine d’années, l’œil farouche et flamboyant sous des arcades sourcilières proéminentes, et dont la bouche dessinait un sourire moqueur. Il était armé d’une longue rapière et portait un étrange vêtement fabriqué uniquement avec la fourrure rousse des animaux du désert. Sur son crâne était posée une toque d’épaisse fourrure jaune provenant de la queue de ces animaux, avec laquelle il balaya l’air en effectuant un ample et profond salut.
Quand il se redressa, sa main reposait sur le pommeau de sa rapière.
— Et sommes-nous en présence de l’un de ces gardiens ? demanda courtoisement Valentin.
— Je ne suis pas seul, répondit l’homme.
Et de derrière les rochers surgirent tranquillement une dizaine d’autres excentriques, aussi décharnés et osseux que le premier, comme lui vêtus de jambières et de vestes de fourrure crasseuses, et portant le même couvre-chef ridicule. Ils avaient tous des rapières et semblaient prêts à les utiliser. Un second groupe apparut derrière eux, semblant surgir du sol, puis un troisième, une troupe plus nombreuse, composée de trente à quarante hommes.
Ils n’étaient que onze dans le petit groupe de Valentin, et la plupart n’étaient pas armés. Les autres étaient restés derrière dans les flotteurs, à deux cents mètres de la route principale. Pendant qu’ils restaient là à débattre un point passionnant d’histoire ancienne, ils s’étaient laissé encercler.
— En vertu de quel droit violez-vous ce lieu ? demanda le chef.
Valentin entendit Lisamon Hultin se racler légèrement la gorge. Il vit également Asenhart se raidir. Mais il leur fit signe de rester calmes.
— Puis-je savoir à qui j’ai l’honneur de parler ? demanda Valentin.
— Je suis le duc Nascimonte de Vornek Crag. Suzerain des Marches du Ponant. Vous voyez autour de moi les principaux seigneurs de mon royaume, qui me servent loyalement en toutes choses.
Valentin n’avait aucun souvenir d’une province appelée Marches du Ponant, ni d’un duc de ce nom. Peut-être avait-il oublié quelques connaissances de géographie à la suite de l’opération de Tilomon, mais cela l’eût fort étonné d’en avoir oublié autant. Il choisit pourtant de ne pas ergoter avec le duc Nascimonte.
— Nous n’avions nulle intention, Votre Grandeur, dit-il d’un ton solennel, de violer votre domaine. Nous sommes des voyageurs en route pour le Labyrinthe, pour affaires avec le Pontife, et ce chemin nous paraissait être le plus direct à partir de Treymone.
— En effet. Mais vous auriez mieux fait d’emprunter une route moins directe pour vous rendre chez le Pontife.
— Ne nous créez pas d’ennuis ! rugit soudain Lisamon Hultin. Savez-vous qui est cet homme ?
Agacé, Valentin claqua des doigts pour faire taire la géante.
— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit paisiblement Nascimonte. Mais il pourrait être lord Valentin en personne qu’il n’en serait pas quitte à meilleur compte. À vrai dire, lord Valentin moins que quiconque.
— Avez-vous donc un sujet particulier de désaccord avec lord Valentin ? demanda Valentin.
— Le Coronal est mon ennemi mortel, ricana le bandit.
— Eh bien, dans ce cas, vous devez vous dresser contre l’ensemble de la civilisation, car tout le monde doit obéissance au Coronal et doit, pour maintenir l’ordre, s’opposer à ses ennemis. Pouvez-vous réellement être un duc et ne pas accepter l’autorité du Coronal ?
— Pas celle de ce Coronal là, répondit Nascimonte. Il franchit tranquillement l’espace qui le séparait de Valentin et il le dévisagea, la main toujours posée sur sa rapière.
— Vous avez de beaux habits. Vous êtes habitué au confort de la ville. Vous devez être riche et vivre dans une grande demeure en haut du Mont du Château, avec de nombreux domestiques pour satisfaire tous vos besoins. Que diriez-vous si un jour vous deviez être dépouillé de tout cela, hein ? Si vous étiez réduit à la misère par le caprice d’un individu ?
— J’en ai déjà fait l’expérience, répondit Valentin d’un ton égal.
— Allons donc ! Vous qui voyagez avec toute votre suite dans un convoi de flotteurs ? D’ailleurs, qui êtes-vous ?
— Lord Valentin le Coronal, répondit Valentin sans marquer la moindre hésitation.
Les yeux de Nascimonte flamboyèrent de rage. Pendant un instant, il parut sur le point de dégainer sa rapière puis, comme s’il ne voyait dans cette réponse qu’une plaisanterie, il se détendit et dit :
— Je vois, vous êtes Coronal comme je suis duc. Eh bien, lord Valentin, vous aurez la bonté de me dédommager des pertes que j’ai subies. La redevance pour la traversée de la zone des ruines s’élève maintenant à mille royaux.
— Nous ne disposons pas de cette somme, dit doucement Valentin.
— Alors, vous resterez avec nous jusqu’à ce que vos laquais la rapportent.
Il fit signe à ses hommes.
— Emparez-vous d’eux et attachez-les. Laissez-en un en liberté – celui-ci, le Vroon – pour servir de messager.
— Vroon, dit-il en s’adressant à Deliamber, faites savoir à ceux des flotteurs que nous retenons ces gens comme otages contre le versement de mille royaux, payables en un mois. Et si vous revenez avec la milice à la place de l’argent, n’oubliez surtout pas que nous connaissons parfaitement ces collines et que les représentants de la loi ne les connaissent pas. Et dans ce cas vous ne reverrez jamais vivant aucun des captifs.
— Attendez, dit Valentin, alors que les hommes de Nascimonte s’avançaient. Qu’avez-vous exactement à reprocher au Coronal ?
Le front de Nascimonte s’assombrit.
— Il est passé par ici l’an dernier, retour de Zimroel où il effectuait le Grand Périple. J’habitais à l’époque au pied du Mont Ebersinul, face au Lac Ivory, et je cultivais du ricca, du thuyol et du milaile, et ma plantation était la plus belle de toute la province, car ma famille avait passé seize générations à la faire prospérer. Le Coronal et sa suite devaient prendre leurs cantonnements chez moi, car je paraissais le plus apte à satisfaire aux lois de l’hospitalité ; et il est arrivé au beau milieu de la récolte de thuyol, avec ses centaines d’écornifleurs et de laquais, ses innombrables courtisans et assez de montures pour tondre la moitié d’un continent, et d’un Steldi à l’autre, ils ont vidé ma cave, ils ont fait la fête dans les champs et détruit la récolte, ils ont mis le feu au manoir pour rire, un soir de beuverie, ils ont fracassé le barrage et inondé mes champs, ils m’ont entièrement ruiné, simplement pour s’amuser, et puis ils sont repartis sans se soucier ni même savoir ce qu’ils m’avaient fait. Tout est maintenant aux mains des usuriers, et moi je vis dans les rochers de Vornek Crag grâce à lord Valentin et à ses amis, et où est la justice là-dedans ? Cela vous coûtera mille royaux pour sortir de ces ruines, étranger, et bien que je ne vous veuille aucun mal, sachez que si l’argent n’arrive pas, je vous trancherai la gorge de sang-froid et avec la même indifférence que les hommes de lord Valentin lorsqu’ils ont ouvert mon barrage.
Il se retourna et répéta :
— Attachez-les.
Valentin prit une très longue inspiration et ferma les yeux puis, comme la Dame le lui avait appris, il se laissa glisser dans le sommeil éveillé, dans la transe qui faisait agir le bandeau. Et il projeta son esprit en direction de l’âme sombre et amère du suzerain des Marches du Ponant et il l’emplit d’amour.