Выбрать главу

Il dut faire appel à toute l’énergie qu’il y avait en lui. Il oscilla, s’arc-bouta sur ses jambes et s’appuya sur Carabella, posant une main sur son épaule, et elle lui insufflait une énergie et une vitalité nouvelles qu’il projetait vers Nascimonte. Il comprit alors à quel point le prix que payait Sleet lorsqu’il jonglait les yeux bandés était élevé, car l’effort le vidait de toute sa substance. Il réussit néanmoins à le prolonger pendant de longs, d’interminables moments.

Nascimonte restait pétrifié, le corps à demi tourné, le regard planté dans celui de Valentin. Valentin maintenait son implacable étreinte sur l’âme de l’autre et l’inondait de miséricorde jusqu’à ce que la carapace de ressentiment de Nascimonte s’amollisse, se desserre et se détache de lui comme une coquille vide, et Valentin répandit alors dans l’âme devenue vulnérable du duc une vision de tout ce qui lui était arrivé depuis sa chute déjà lointaine de Tilomon, le tout condensé sous la forme d’un unique et éblouissant point lumineux.

Il rompit le contact et, flageolant sur ses jambes, il se laissa aller contre Carabella qui le soutint sans fléchir. Nascimonte regardait Valentin comme quelqu’un qui vient d’être touché par le Divin.

Puis il tomba à genoux et fit le signe de la constellation.

— Monseigneur… fit-il d’une voix pâteuse, venant du fond de la gorge et à peine audible, monseigneur… pardonnez-moi… pardon…

4

Valentin était à la fois surpris et consterné de savoir qu’il y avait des bandits en liberté dans ce désert, car il n’y avait guère de précédents d’une telle anarchie dans la société policée de Majipoor. Que ces bandits soient de riches fermiers tombés dans l’indigence à cause de l’insensibilité du Coronal régnant le navrait encore plus. La classe dirigeante de Majipoor n’avait pas coutume de profiter de sa position avec une telle impudence. Dominin Barjazid, s’il s’imaginait pouvoir se conduire de cette manière et conserver longtemps son trône, n’était pas seulement un scélérat, mais le dernier des imbéciles.

— Allez-vous renverser l’usurpateur ? demanda Nascimonte.

— En temps voulu, répondit Valentin. Mais il y a encore beaucoup à faire avant que ce jour arrive.

— Je suis à vos ordres, si je puis vous être utile.

— Y a-t-il d’autres bandits entre ici et l’entrée du Labyrinthe ?

— Beaucoup, répondit Nascimonte en hochant vigoureusement la tête. Cela devient la mode dans cette province de prendre le maquis dans les collines.

— Et avez-vous quelque influence sur eux ou bien votre titre de duc n’est-il que dérision ?

— Ils m’obéissent.

— Bien, dit Valentin. Alors, je vous demande de nous guider à travers ces terres jusqu’au Labyrinthe et d’empêcher vos brigands d’amis de nous retarder pendant le trajet.

— Je suis à vos ordres, monseigneur.

— Mais pas un mot à quiconque de ce que je vous ai montré. Considérez-moi seulement comme un fonctionnaire de la Dame envoyé en députation auprès du Pontife.

Une infinie lueur de défiance passa dans le regard de Nascimonte.

— Je ne puis vous proclamer Coronal ? demanda-t-il, l’air embarrassé. Pourquoi cela ?

— C’est toute mon armée que vous voyez dans ces quelques flotteurs, répondit Valentin en souriant. Je ne peux pas déclarer la guerre à l’usurpateur tant que mes forces ne seront pas plus importantes. De là cette discrétion, et de là ma visite au Labyrinthe. Plus tôt j’obtiendrai le soutien du Pontife, plus vite commencera la véritable campagne. Combien de temps vous faut-il pour vos préparatifs de départ ?

— Moins d’une heure, monseigneur. Nascimonte et quelques-uns de ses hommes montèrent avec Valentin dans le flotteur de tête. Le paysage devenait de plus en plus désolé ; c’était maintenant une étendue de terre brune et stérile, presque inhabitée, où le vent sec et chaud soulevait des tourbillons de poussière. De temps à autre, ils voyaient des hommes aux vêtements grossiers, se déplaçant par groupes de trois ou quatre, à l’écart de la route principale, qui s’arrêtaient pour regarder passer les voyageurs, mais il n’y eut aucun incident. Le troisième jour, Nascimonte leur proposa de prendre un raccourci qui leur ferait gagner plusieurs journées de route. Valentin accepta sans hésiter et le convoi bifurqua vers le nord-ouest pour traverser l’énorme lit asséché d’un lac, suivit des ravins encaissés, franchit une chaîne de montagnes aux sommets arrondis et déboucha finalement sur un vaste plateau venteux dépourvu de tout relief, une simple étendue de sable et de pierres à perte de vue. Valentin vit Sleet et Zalzan Kavol échanger des regards inquiets quand les flotteurs s’engagèrent dans ce triste et morne lieu, et il supposa que ce qu’ils marmonnaient devait être à propos de trahison et de perfidie, mais sa propre confiance en Nascimonte n’en fut pas ébranlée, il était entré en contact avec l’esprit du chef des bandits grâce au bandeau de la Dame et ce qu’il y avait trouvé n’était pas l’âme d’un traître. Un autre jour, puis un second et un troisième s’écoulèrent sur cette piste du bout du monde. Carabella, à son tour, commençait à se rembrunir, Lorivade avait une mine encore plus renfrognée qu’à l’accoutumée, et pour finir, Lisamon Hultin prit Valentin à part et lui dit aussi calmement qu’il lui était possible de s’exprimer :

— Et si ce Nascimonte était un mercenaire à la solde du faux Coronal et payé pour vous perdre dans un endroit où nul ne vous retrouvera jamais ?

— Dans ce cas, nous sommes perdus et nos ossements blanchiront dans le désert jusqu’à la fin des temps, répondit Valentin. Mais je n’ai guère de crainte à ce sujet.

Une certaine nervosité commençait pourtant à le gagner. Il continuait à se fier à la foi de Nascimonte – il paraissait peu vraisemblable qu’un agent de Dominin Barjazid ait choisi une méthode aussi longue et tortueuse pour se débarrasser de lui, alors qu’un seul coup de rapière devant les ruines métamorphes eût abouti au même résultat – mais il n’était pas vraiment persuadé que Nascimonte savait où il allait. Il n’y avait aucun point d’eau, et même les montures, capables de transformer n’importe quelle substance organique en aliment, devenaient – au dire de Shanamir – efflanquées et leurs muscles fondaient, car de rares herbes chétives constituaient leur unique pâture. S’il leur arrivait quoi que ce fût dans ce désert, ils n’auraient aucun espoir d’être secourus. Mais la pierre de touche de Valentin était Autifon Deliamber ; le magicien avait un instinct de conservation particulièrement développé et éprouvé, et Deliamber n’avait pas l’air inquiet et restait parfaitement serein au fil des mornes journées.

Enfin Nascimonte fit arrêter le convoi à un endroit où deux lignes de collines pelées et escarpées convergeaient pour former un étroit canyon aux versants abrupts.

— Vous croyez que nous avons perdu notre chemin, monseigneur ? dit-il à Valentin. Venez, je vais vous montrer quelque chose.

Valentin et quelques autres le suivirent jusqu’à l’entrée du canyon, à une distance d’environ cinquante pas. Nascimonte tendit le bras vers l’immense vallée qui commençait à l’extrémité du canyon.

— Regardez, dit-il.

Cette vallée n’était qu’un nouveau désert, une énorme étendue de sable rouge s’ouvrant en éventail et s’écartant vers le nord et le sud sur cent cinquante kilomètres au moins. Et juste au centre de cette vallée, Valentin distingua un cercle plus sombre, lui-même d’une taille colossale, qui s’élevait légèrement au-dessus du fond plat de la vallée. Il le reconnut, car il l’avait déjà vu lorsqu’il était arrivé par l’autre côté : c’était le gigantesque monticule qui recouvrait le Labyrinthe du Pontife.