— Êtes-vous capable de vous orienter ici ? demanda Valentin à Deliamber.
— Absolument pas. Mais il devrait être facile de trouver un guide.
— Comment cela ?
— Il suffit d’arrêter les flotteurs, d’en sortir et de rester autour en prenant un air perplexe. Dans la minute qui suit, les guides arriveront en foule.
Cela prit encore moins longtemps. À peine Valentin, Sleet et Carabella avaient-ils quitté leur véhicule qu’un garçonnet d’une dizaine d’années, qui était en train de courir dans la rue avec d’autres enfants encore plus jeunes, se retourna et cria :
— Je vous montre le Labyrinthe ? Une couronne pour la journée !
— Tu n’as pas un grand frère ? demanda Sleet.
Le garçon lui lança un regard furieux.
— Vous pensez que je suis trop jeune ? Eh bien, allez-y ! Débrouillez-vous pour trouver votre chemin ! Dans cinq minutes, vous serez perdus !
— Comment t’appelles-tu ? demanda Valentin en riant.
— Hissune.
— Combien de niveaux nous faut-il descendre, Hissune, avant d’atteindre la zone du gouvernement ?
— Vous voulez aller là-bas ?
— Pourquoi pas ?
— Ils sont tous fous là-bas, fit le garçon en souriant. Ils travaillent, ils travaillent. Ils brassent de la paperasse toute la journée, ils grommellent, ils marmonnent, ils se tuent à la tâche dans l’espoir d’obtenir une promotion encore plus en profondeur. Vous leur parlez, ils ne vous répondent même pas. Tout ce travail leur met la tête en compote. D’abord la Cour des Colonnes, ensuite la Salle des Vents, la Place des Masques, la Cour des Pyramides, la Cour des Globes, l’Arène, et puis vous arrivez à la Chambre des Archives. Cela fait sept niveaux. Je vous y emmène, mais pas pour une couronne.
— Combien ?
— Un demi-royal. Valentin émit un sifflement.
— Que ferais-tu avec tout cet argent ?
— J’achèterais un manteau à ma mère, je brûlerais cinq cierges à la Dame, j’achèterais à ma sœur les médicaments dont elle a besoin. Et je m’offrirais peut-être une ou deux douceurs, ajouta le garçon avec un clin d’œil.
Pendant cet échange de propos, une foule respectable s’était assemblée – quinze ou vingt enfants de l’âge de Hissune et quelques autres plus jeunes, des adultes aussi, tous agglutinés en demi-cercle et regardant avec attention pour voir si Hissune allait être engagé. Aucun d’eux ne l’appelait, mais du coin de l’œil Valentin les voyait faire des efforts pour attirer son attention, se dressant sur la pointe des pieds, prenant un air intelligent et responsable. S’il refusait l’offre du garçon, il allait en avoir cinquante autres l’instant d’après, une immense clameur et une forêt de bras levés. Mais Hissune semblait connaître son affaire, et son côté cynique et carré n’était pas dépourvu d’un certain charme.
— D’accord, dit Valentin. Emmène-nous à la Chambre des Archives.
— Tous ces véhicules sont à vous ?
— Celui-ci, oui. Et celui-là, et l’autre… oui, tous. Le garçon émit un sifflement d’admiration.
— Vous êtes quelqu’un d’important ? D’où venez-vous ?
— Du Mont du Château.
— Oui, je suppose que vous devez être quelqu’un d’important. Mais si vous venez du Mont du Château, que faites-vous du côté de l’Entrée des Lames ?
Le garçon était perspicace.
— Nous avons voyagé, répondit Valentin. Nous arrivons de l’Ile.
— Ah !
Hissune ouvrit de grands yeux l’espace d’un instant, la première faille dans sa désinvolture et son aplomb de gamin des rues. Nul doute que pour lui l’île était un lieu mythique, aussi inaccessible que la plus lointaine des étoiles, et il éprouvait malgré lui un certain respect envers quelqu’un qui y était effectivement allé. Il s’humecta les lèvres.
— Comment dois-je vous appeler ? demanda-t-il au bout d’un moment.
— Valentin.
— Valentin, répéta le garçon. Valentin du Mont du Château. C’est un très joli nom.
Il grimpa dans le premier flotteur. Quand Valentin s’installa à côté de lui, Hissune demanda :
— Vraiment ? Valentin ?
— Vraiment.
— Très joli nom, répéta-t-il. Donnez-moi un demi-royal. Valentin, et je vous montre le Labyrinthe.
Valentin savait qu’un demi-royal était un prix exorbitant, le salaire de plusieurs jours de travail pour un artisan d’art, mais il n’éleva pas d’objection : il lui paraissait indigne pour quelqu’un de sa condition de marchander avec un enfant. Hissune avait peut-être fait le même calcul. Quoi qu’il en fût, cette somme se révéla être un bon investissement, car Hissune montra une parfaite connaissance des tours et des détours du Labyrinthe, les guidant avec une surprenante rapidité vers le cœur de l’édifice. Ils descendirent et descendirent, prenant des virages inattendus et des raccourcis par d’étroites allées laissant à peine le passage aux flotteurs, dévalant des rampes cachées qui paraissaient franchir d’invraisemblables gouffres.
Plus ils s’enfonçaient dans les profondeurs, plus le Labyrinthe devenait sombre et tortueux. Seul le niveau supérieur était bien éclairé. Les cercles intérieurs étaient ténébreux et sinistres, avec d’obscurs corridors rayonnant dans toutes les directions à partir des passages principaux, des fragments d’étrange statuaire et des ornements architecturaux vaguement visibles dans de lugubres renfoncements couverts de moisissure. L’air était chargé d’humidité et d’histoire. Valentin se sentait mal à l’aise en ce lieu qui avait toute la froideur d’une immémoriale ancienneté, dans cette gigantesque caverne triste et lugubre, privée d’air, de soleil et de joie, peuplée d’ombres au visage fermé et au regard dur qui effectuaient des allées et venues aussi mystérieuses que leurs ténébreuses personnes.
Plus bas… encore plus bas… toujours plus bas.
Le garçon déversait un incessant flot de paroles. Il s’exprimait merveilleusement bien, était vif et drôle et ne semblait pas le moins du monde être un produit de cet endroit malsain. Il leur raconta l’histoire de touristes de Ni-moya qui s’étaient égarés entre la Salle des Vents et la Place des Masques et avaient vécu pendant un mois des restes que leur offraient les habitants des niveaux inférieurs, mais qui, par fierté, n’avaient jamais reconnu qu’ils s’étaient perdus et étaient incapables de retrouver leur chemin. Il leur parla de l’architecte de la Cour des Globes qui avait aligné chaque sphéroïde de cette salle imposante d’après un système numérologique affreusement complexe et s’était aperçu que les ouvriers, ayant perdu la légende de ses plans, avaient tout installé selon un système de leur cru ; il s’était ruiné pour reconstruire à ses frais l’ensemble dans sa disposition correcte pour finalement découvrir que ses calculs étaient erronés et que l’agencement était impossible.
— On l’a enterré juste à l’endroit où il est tombé, dit Hissune.
Et le garçon leur raconta l’histoire du Pontife Arioc, celui qui, quand la place de Dame de l’Île s’était trouvée vacante, s’était proclamé femme, s’était nommé Puissance de l’Île et avait abdiqué son trône ; nu-pieds et revêtu d’une ample robe flottante, expliqua le garçon, Arioc était sorti en marchant des profondeurs du Labyrinthe, suivi par une nuée de ses principaux ministres qui tentaient désespérément de le dissuader de ce projet.
— Ici même, dit Hissune, il a rassemblé ses fidèles et leur a annoncé qu’il était devenu leur Dame, et il a fait venir un carrosse pour le transporter jusqu’à Stoien. Et les ministres n’ont rien pu faire ! Absolument rien ! J’aurais bien aimé voir leur tête !