Toujours plus bas…
Pendant toute la journée, le convoi descendit. Ils traversèrent la Cour des Colonnes où des milliers d’énormes piliers gris poussaient comme d’énormes champignons vénéneux et où de lourdes flaques d’eau noire et huileuse recouvraient le sol de pierre sur une hauteur de plus d’un mètre. Ils traversèrent la Salle des Vents, un endroit terrifiant où des rafales d’air glacé soufflaient inexplicablement à travers les grilles finement ouvrées disposées dans les murs. Ils virent la Place des Masques, un tortueux corridor où des visages géants et sans corps, avec des fentes creusées à la place des yeux, étaient montés sur des socles de marbre. Ils admirèrent la Cour des Pyramides, une forêt de polyèdres blancs si proches les uns des autres qu’il était impossible de circuler entre eux, un enchevêtrement de monolithes pointus dont certains étaient des tétraèdres réguliers, mais pour la plupart allongés, fusiformes et menaçants. Au niveau immédiatement inférieur, ils se promenèrent dans la célèbre Cour des Globes, une structure encore plus complexe, de deux kilomètres de long, où des objets sphériques, certains à peine plus gros que le poing et d’autres de la taille d’un grand dragon de mer, étaient mystérieusement suspendus par d’invisibles attaches et illuminés par-dessous. Hissune prit soin de leur montrer la tombe de l’architecte – sans épitaphe, une simple dalle de marbre noir sous le plus gros des globes.
Plus bas… toujours plus bas…
Lors de sa précédente visite, Valentin n’avait rien vu de tout cela. De l’entrée des Eaux, on descendait rapidement en empruntant des passages réservés au Pontife et au Coronal, qui arrivaient directement à l’antre impérial situé au cœur du Labyrinthe.
Un jour, se dit Valentin, si je redeviens Coronal, il me faudra succéder à Tyeveras comme Pontife. Et quand ce jour viendra, je ferai savoir à mon peuple que je choisis de ne pas vivre dans le Labyrinthe et que je me fais construire un palais dans un endroit plus accueillant.
Il se prit à sourire. Il se demanda combien de Coronals avant lui, devant la colossale hideur du Labyrinthe, avaient fait le même vœu. Et pourtant tous, tôt ou tard, s’étaient retirés du monde et y avaient finalement établi leur résidence. Il était facile maintenant, alors qu’il était encore jeune et plein de vitalité, de prendre de telles résolutions, facile d’envisager de transférer le Pontificat d’Alhanroel dans quelque endroit attrayant du nouveau continent, à Ni-moya par exemple, ou à Dulorn, et de vivre dans l’allégresse et la beauté. Et pourtant, et pourtant, tous l’avaient fait avant lui, de Dekkeret à Confalume, de Prestimion à Stiamot et à Kinniken, et tous les autres depuis le passé le plus reculé, tous s’étaient, le moment venu, transportés du Mont du Château dans ce sombre trou. Peut-être n’était-ce pas aussi dramatique que cela le paraissait. Peut-être qu’après avoir occupé suffisamment longtemps la charge de Coronal, on était heureux de se retirer des hauteurs du Mont du Château. Je réfléchirai sur ces questions quand le moment approchera, se dit Valentin.
Le convoi amorça un virage en épingle à cheveux et arriva à un niveau inférieur.
— L’Arène, annonça gravement Hissune. Valentin vit une immense chambre vide, si longue et si large qu’il n’en apercevait pas les murs et ne distinguait que des clignotements lointains de lumière dans les coins ombreux. Le plafond n’avait aucun support visible. Il était stupéfiant de penser à toute l’énorme masse des niveaux supérieurs, à ces millions de gens, à l’enchevêtrement sans fin des rues et des allées, aux bâtiments, aux statues, aux véhicules et à tout le reste, qui pesaient de tout leur poids sur le toit de l’Arène et à ce vaste espace vide qui devait résister à cette colossale pression.
— Écoutez bien, dit Hissune.
Il se laissa tomber du véhicule, porta les mains à sa bouche et lança un cri perçant. Il fut répercuté par les échos, des sons aigus et vibrants rebondissant de mur en mur, les premiers amplifiés, les suivants diminuant progressivement d’intensité pour se réduire finalement à un doux gazouillis comparable à celui des drôles. Il poussa un autre cri, qu’il fit suivre immédiatement d’un troisième, si bien que tout autour d’eux l’air retentit de la réverbération des sons pendant plus d’une minute. Puis, avec un sourire d’autosatisfaction, le garçon revint vers le flotteur.
— À quoi sert cet endroit ? demanda Valentin.
— À rien.
— À rien ? À rien du tout ?
— C’est juste un vide. Le Pontife Dizimaule a voulu créer un grand espace vide à cet endroit. Il ne s’y passe jamais rien. Personne n’est autorisé à construire ici, d’ailleurs personne ne le voudrait. L’Arène existe, c’est tout. Elle fait de bons échos, vous ne trouvez pas ? C’est sa seule utilité. Allez-y, Valentin, faites un écho.
Valentin secoua la tête en souriant.
— Une autre fois, dit-il.
Ils eurent l’impression qu’il leur fallait une journée entière pour traverser l’Arène. Ils avançaient sans jamais voir un seul mur ni une seule colonne. C’était exactement comme s’ils avaient traversé une plaine, avec cette différence qu’ils apercevaient vaguement le plafond, très haut au-dessus d’eux. Valentin n’eut pas conscience du moment exact auquel ils avaient commencé à quitter l’Arène. Il s’aperçut au bout d’un certain temps que le sol de l’Arène s’était transformé en une rampe et qu’ils étaient insensiblement passés à un niveau inférieur qui les ramenait à la familière atmosphère confinée des replis du Labyrinthe. À mesure de leur progression le long de ce nouveau corridor, l’éclairage devenait de plus en plus vif, et il se trouva bientôt presque aussi illuminé que le niveau le plus proche de l’entrée, à l’endroit où se trouvaient les échoppes et les marchés. Devant, s’élevant à une hauteur extraordinaire juste sous leurs yeux, se trouvait une sorte d’écran couvert d’inscriptions en lettres lumineuses.
— Nous arrivons à la Chambre des Archives, dit Hissune. Je ne peux pas vous accompagner plus loin.
De fait, la route se terminait en une place pentagonale devant le grand écran qui, Valentin le voyait maintenant, était une sorte de chronique de Majipoor. Sur la gauche, se trouvaient les noms des Coronals, dont la liste était si longue qu’il parvenait à peine à lire jusqu’en haut. À droite, s’inscrivait la liste correspondante des Pontifes. La date du règne figurait en regard de chaque nom.
Il parcourut les listes des yeux. Des centaines et des centaines de noms, parmi lesquels certains étaient familiers, les noms glorieux de l’histoire de la planète, Stiamot, Thimin, Confalume, Dekkeret, Prestimion, et d’autres qui n’étaient que des assemblages de lettres n’éveillant aucun écho, des noms que Valentin avait déjà rencontrés quand, encore enfant, il parcourait les listes des Puissances pour tuer les après-midi pluvieux, et dont le seul titre de gloire était de figurer sur la liste – Prankipin et Hunzimar, Meyk et Struin, Scaul et Spurifon – des hommes qui avaient détenu le pouvoir sur le Mont du Château puis dans le Labyrinthe mille ans auparavant, ou trois mille, ou cinq mille, qui avaient été le centre de toutes les conversations, l’objet de tous les hommages, qui avaient occupé le devant de la scène impériale avant de retomber dans les oubliettes de l’histoire. Lord Spurifon. Lord Scaul. Qui étaient-ils ? De quelle couleur étaient leurs cheveux, quelles étaient leurs occupations préférées, quelles lois avaient-ils promulguées, avaient-il accueilli la mort avec calme et courage ? Quel avait été leur impact sur les milliards d’habitants de Majipoor, et en avaient-ils seulement eu ? Valentin vit que certains n’avaient régné comme Coronal que quelques années avant que la mort du Pontife les relègue dans le Labyrinthe. Mais d’autres avaient occupé le sommet du Mont du Château pendant toute une génération. Ce lord Meyk, par exemple, Coronal pendant trente ans et Pontife pendant – Valentin scruta la liste vertigineuse –, Pontife pendant vingt-quatre années. Cinquante ans de pouvoir suprême, et qui à ce jour se souvenait de lord Meyk et du Pontife Meyk ?