Il regarda vers la fin des listes. Lord Tyeveras – lord Malibor – lord Voriax – lord Valentin.
C’était, bien entendu, là où la liste de gauche se terminait. Lord Valentin, trois ans de règne, en cours…
Au moins, lord Valentin entrerait dans la postérité. Il ne tomberait pas dans l’oubli comme tous les Spurifons et les Scauls, car pendant des générations on raconterait sur Majipoor l’histoire du jeune Coronal brun dont l’âme, à la suite d’une perfidie, avait été transplantée dans le corps d’un homme blond, et qui avait cédé son trône au fils du Roi des Rêves. Mais que dirait-on de lui ? Qu’il était un naïf, aussi ridicule qu’Arioc qui s’était proclamé Dame de l’Île ? Que c’était un être faible qui n’avait pas su se protéger des dangers ? Qu’il avait été victime d’une stupéfiante déchéance et qu’il avait vaillamment reconquis sa place ? Comment raconterait-on l’histoire de lord Valentin, dans mille ans de cela ? Debout devant la longue liste de la Chambre des Archives, il demanda une seule chose : que l’on ne puisse dire de lord Valentin qu’il avait reconquis son trône avec un superbe héroïsme et qu’il avait ensuite régné mollement et sans but pendant cinquante ans. Il valait mieux abandonner le Château au Barjazid que de laisser ce souvenir.
Hissune le tira par la main.
— Valentin ?
Valentin, surpris, baissa les yeux.
— Je vous quitte ici, dit le garçon. Les agents du Pontife vont bientôt venir vous chercher.
— Hissune, je te remercie pour tout ce que tu as fait. Mais comment vas-tu rentrer tout seul ?
— Je ne rentrerai pas à pied, répondit Hissune avec un clin d’œil. Je vous le promets.
Il leva un regard grave et dit après un instant de silence :
— Valentin ?
— Oui.
— Vous n’êtes pas supposé avoir des cheveux bruns et une barbe ?
— Tu crois que je suis le Coronal ? fit Valentin en riant.
— Oh, je sais bien que oui ! Cela se lit partout sur votre visage. Seulement voilà… ce visage n’est pas le bon.
— Ce n’est pas un mauvais visage, dit Valentin d’un ton détaché. Un peu plus doux que mon ancien, et peut-être plus beau aussi. Je crois que je vais le garder. Je suppose que celui qui l’avait à l’origine n’en a plus besoin maintenant.
Le garçon avait les yeux écarquillés.
— Alors, vous êtes ici sous une fausse apparence ?
— Oui, on peut dire cela.
— C’est bien ce qu’il me semblait.
Il glissa sa petite main dans celle de Valentin.
— Eh bien, bonne chance, Valentin. Si jamais vous revenez dans le Labyrinthe, demandez-moi et je vous servirai de nouveau de guide, et la prochaine fois ce sera gratuit. Souvenez-vous de mon nom : Hissune.
— Au revoir, Hissune.
Sur un dernier clin d’œil, le garçon s’éloigna.
Valentin reporta son regard sur le grand écran de l’histoire. Lord Tyeveras – lord Malibor – lord Voriax – lord Valentin. Et peut-être un jour lord Hissune, se dit-il. Pourquoi pas ? Le garçon semblait être au moins aussi qualifié que bon nombre de ceux qui avaient régné, et il serait certainement assez sensé pour ne pas boire le vin drogué de Dominin Barjazid. Il faut que je me souvienne de lui, se dit-il. Oui, il faut que je me souvienne de lui.
6
Trois silhouettes sortirent d’un portail à l’autre extrémité de la place de la Chambre des Archives, une Hjort et deux humains, portant le masque des fonctionnaires du Labyrinthe. Ils avancèrent sans se presser vers l’endroit où Valentin attendait en compagnie de Deliamber, Sleet et quelques autres.
La Hjort dévisagea longuement Valentin et ne parut pas impressionnée.
— Que venez-vous faire ici ? demanda-t-elle.
— Demander une audience au Pontife.
— Une audience au Pontife ? répéta la Hjort aussi stupéfaite que si Valentin avait répondu : « Demander une paire d’ailes » ou « Demander la permission d’assécher l’océan. » Une audience au Pontife ! Le Pontife ne donne pas d’audience.
— Êtes-vous de ses principaux ministres ? Un éclat de rire lui répondit.
— Nous sommes à la Chambre des Archives, pas à la Cour des Trônes. Il n’y a pas de ministres d’État ici.
Les trois fonctionnaires se retournèrent et rebroussèrent chemin vers le portail.
— Attendez ! cria Valentin.
Il se laissa glisser dans l’état de rêve et projeta une vision urgente dans leur direction. Elle n’avait aucun contenu spécifique, seulement la signification très générale que la stabilité des choses était en péril, que la bureaucratie elle-même était cruellement menacée et qu’ils étaient les seuls à pouvoir repousser les forces du chaos. Ils continuèrent à marcher, et Valentin redoubla l’intensité de son message jusqu’à ce qu’il commence à transpirer et à trembler sous l’effort. Ils s’arrêtèrent. La Hjort tourna la tête.
— Que voulez-vous ? demanda-t-elle.
— Introduisez-nous auprès des ministres du Pontife.
Les fonctionnaires se consultèrent en chuchotant.
— Que faisons-nous ? demanda Valentin à Deliamber. Nous jonglons pour eux ?
— Essayez d’être un peu patient, murmura le Vroon.
Valentin trouvait cela difficile, mais il réussit à garder le silence, et au bout de quelques instants les fonctionnaires revinrent pour lui dire qu’il pouvait entrer avec cinq de ses compagnons. Les autres devaient trouver un logement à un niveau supérieur. Valentin fronça les sourcils. Mais toute discussion avec les fonctionnaires paraissait impossible. Il choisit Deliamber, Carabella, Sleet, Asenhart et Zalzan Kavol pour l’accompagner.
— Comment les autres vont-ils trouver à se loger ? demanda-t-il.
La Hjort haussa les épaules. Ce n’était pas son affaire.
De l’ombre sur la gauche de Valentin s’éleva une voix claire et aiguë.
— Quelqu’un a-t-il besoin d’un guide pour remonter aux niveaux supérieurs ?
— Hissune ? Encore ici ? fit Valentin en pouffant.
— J’avais pensé pouvoir être utile.
— Tu avais raison. Peux-tu trouver un endroit correct pour ma petite troupe dans l’anneau extérieur, près de l’Entrée des Eaux, où ils pourront attendre que j’aie terminé ici ?
— Je ne demande que trois couronnes, fit Hissune en hochant la tête.
— Quoi ? Mais de toute façon, il te faut remonter aux niveaux supérieurs ! Et il y a cinq minutes, tu m’as dit que la prochaine fois que tu me servirais de guide, tu le ferais gratuitement !
— C’est pour la prochaine fois, répliqua Hissune avec gravité. Mais nous sommes encore à cette fois. Voulez-vous priver un pauvre garçon de sa seule source de revenus ?
— Donnez-lui trois couronnes, dit Valentin à Zalzan Kavol en soupirant.
Le garçon bondit dans le premier véhicule. Très vite, tout le convoi fit demi-tour et s’éloigna. Valentin et ses cinq compagnons franchirent le portail de la Chambre des Archives.
Des corridors partaient dans toutes les directions. Dans des niches parcimonieusement éclairées, des gratte-papier étaient courbés sur des montagnes de documents. L’air était sec et il flottait une odeur de renfermé. Valentin trouvait ce lieu encore plus repoussant que ce qu’il avait vu aux niveaux précédents. Valentin réalisa qu’il s’agissait de l’administration centrale de Majipoor, de l’endroit où était effectivement exercé le gouvernement de vingt milliards d’êtres. Il frissonna à l’idée que le véritable pouvoir était détenu par ces gnomes affairés, ces êtres enfouis sous terre.