Il avait eu jusqu’alors tendance à croire que c’était le Coronal qui était le véritable souverain, le Pontife étant voué à un rôle purement décoratif. C’était le Coronal que l’on voyait commander les forces de l’ordre quand le chaos menaçait, le Coronal dynamique et vigoureux, alors que le Pontife restait cloîtré dans son Labyrinthe dont il ne sortait que pour les plus grandes occasions.
Mais il n’en était plus aussi sûr.
Le Pontife lui-même n’était peut-être plus qu’un vieillard au cerveau un peu dérangé, mais ces centaines de milliers de falots bureaucrates affublés de leurs masques ridicules détenaient peut-être collectivement plus d’autorité sur Majipoor que le fringant Coronal et son entourage princier. C’était ici qu’étaient établis les rôles d’impôt, et équilibrés les échanges commerciaux entre les provinces, ici qu’était coordonné l’entretien des routes, des parcs, des établissements d’enseignement et autres charges relevant des autorités provinciales. Valentin était loin d’être convaincu qu’un véritable gouvernement central était possible sur un monde aussi vaste que Majipoor, mais il en existait au moins les bases, les grandes structures, et il comprit en parcourant le dédale intérieur du Labyrinthe que le gouvernement de Majipoor ne consistait pas seulement à organiser de fastueux défilés et à envoyer des rêves. La toute-puissante bureaucratie terrée dans les profondeurs accomplissait la majeure partie de la tâche.
Et il se trouva pris dans ses rets. À plusieurs niveaux au-dessous de la Chambre des Archives, il y avait des logements réservés aux fonctionnaires provinciaux qui se rendaient au Labyrinthe en visite officielle ; on lui donna une suite composée de plusieurs pièces sans prétention, où il resta les quelques jours qui suivirent sans que personne se préoccupât de lui. Il ne semblait y avoir aucune possibilité d’aller plus loin. En tant que Coronal, il aurait, bien entendu, eu le droit d’être immédiatement admis en présence du Pontife ; mais il n’était pas Coronal, pas d’une manière effective, et prétendre l’être lui aurait probablement interdit tout espoir de progression.
Il finit, après avoir fouillé dans sa mémoire, par retrouver le nom des principaux ministres du Pontife. À moins de changements récents, Tyeveras était entouré de cinq ministres plénipotentiaires – Horn-kast, son porte-parole officiel ; Dilifon, son secrétaire particulier ; Shinaam, un Ghayrog, son ministre des Affaires extérieures ; Sepulthrove, son ministre des Disciplines scientifiques et son médecin traitant ; Narrameer enfin, son interprète des rêves, dont on disait qu’elle était la plus puissante de tous, la conseillère qui avait été à l’origine du choix de Voriax puis de Valentin comme Coronal.
Mais il semblait aussi ardu d’atteindre l’un des cinq que le Pontife lui-même. Comme Tyeveras, ils se terraient dans les profondeurs, lointains, inaccessibles. Les capacités de Valentin avec le bandeau que sa mère lui avait donné n’allaient pas jusqu’à établir le contact avec l’esprit de quelqu’un qui lui était inconnu et se trouvait à une distance indéterminée.
Il apprit rapidement que deux autres fonctionnaires qui, pour être moins élevés dans la hiérarchie, n’en occupaient pas moins d’importantes fonctions, servaient de gardiens aux niveaux centraux du Labyrinthe. Il s’agissait des deux majordomes impériaux, Dondak-Sajamir, un Su-Suheris, et Gitamorn Suul, une humaine.
— Mais, dit Sleet qui avait discuté avec les hôteliers, ces deux-là sont à couteaux tirés depuis plus d’un an. Ils travaillent aussi peu que possible en collaboration. Et il te faudra l’accord des deux pour être reçu par les principaux ministres.
— Nous allons passer le reste de notre vie à moisir ici ! fit Carabella en trépignant d’impatience. Valentin, pourquoi perdrons-nous notre temps dans le Labyrinthe ? Pourquoi ne pas filer d’ici et marcher directement sur le Mont du Château ?
— C’est tout à fait mon avis, dit Sleet.
— Le soutien du Pontife est essentiel, répondit Valentin en secouant la tête. C’est ce que la Dame m’a dit et je partage son avis.
— Essentiel pour quoi ? demanda Sleet. Le Pontife sommeille loin au-dessous du sol. Il ne sait rien de rien. Le Pontife a-t-il une armée à te confier ? Le Pontife existe-t-il seulement ?
— Le Pontife a une armée de ronds-de-cuir et de fonctionnaires, fit doucement remarquer Deliamber. Ils s’avéreront extrêmement utiles. Ce sont eux, et non les guerriers, qui contrôlent l’équilibre des pouvoirs sur notre monde.
Mais Sleet n’était pas convaincu.
— Je prétends qu’il faut lever l’étendard à la constellation, battre le tambour et faire sonner les trompettes, et se mettre en route à travers Alhanroel en te proclamant Coronal et en faisant connaître au monde entier l’imposture de Dominin Barjazid. Dans chaque ville que nous traverserons, tu rencontreras ceux qui occupent une position clé et tu obtiendras leur appui grâce à ton ardeur et à ta sincérité, avec peut-être un petit coup de pouce du bandeau de la Dame. Quand tu arriveras au Mont du Château, tu auras dix millions d’individus derrière toi et le Barjazid se rendra sans combattre !
— C’est une vision séduisante, dit Valentin. Mais je crois malgré tout qu’il vaut mieux obtenir le concours du Pontife avant de lancer ouvertement notre défi. Je vais rendre visite à ces deux majordomes.
Dans l’après-midi, on le mena auprès de Dondak-Sajamir qui occupait un petit bureau sinistre environné d’une profusion de minuscules niches de gratte-papier. On fit attendre Valentin pendant plus d’une heure dans un étroit vestibule encombré avant de l’introduire enfin auprès du majordome.
Valentin n’était pas très sûr de la manière dont il fallait se conduire avec un Su-Suheris. Une tête était-elle Dondak et l’autre Sajamir ? Fallait-il s’adresser aux deux en même temps ou bien ne parler qu’à la tête qui lui parlait ? Convenait-il de laisser son attention se déplacer d’une tête à l’autre pendant l’entretien ?
Dondak-Sajamir regarda Valentin comme s’il le voyait de très haut. Un silence tendu régna dans le bureau pendant que les quatre yeux froids et verts examinaient sans passion le visiteur. Le Su-Suheris était une créature mince et longue, le visage glabre et la peau lisse, les épaules inexistantes, et dont le cou fin comme une baguette s’élevait sur vingt-cinq ou trente centimètres et se divisait en forme de fourche pour soutenir les deux étroites têtes fuselées. Il manifestait un tel air de supériorité qu’il eût été facile de penser que la charge de majordome du Pontife était beaucoup plus importante que celle de Pontife elle-même. Mais Valentin savait que cette hauteur glaciale était en partie inhérente à la race du majordome : un Su-Suheris ne pouvait éviter de paraître naturellement arrogant et dédaigneux.
Finalement, la tête de gauche de Dondak-Sajamir prit la parole :
— Pourquoi êtes-vous venu ici ?
— Pour demander une audience aux principaux ministres du Pontife.
— C’est ce qui figure dans votre lettre. Mais de quoi voulez-vous les entretenir ?
— D’une question de la plus extrême urgence. Une Affaire d’État.
— Oui ?
— Vous ne vous attendez certainement pas à ce que j’accepte d’en discuter en dehors des niveaux les plus élevés de la hiérarchie.
Dondak-Sajamir se lança dans une interminable réflexion. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut de sa tête droite. La seconde voix était beaucoup plus profonde que la première.