— Si je fais perdre leur temps aux principaux ministres, le blâme tombera sur moi.
— Si vous placez des obstacles entre eux et moi, le blâme finira également par retomber sur vous.
— C’est une menace ?
— Pas le moins du monde. Je puis seulement vous dire que s’ils ne reçoivent pas l’information dont je suis porteur, les conséquences seront très graves pour nous tous… et nul doute qu’ils seront désolés d’apprendre que c’est à cause de vous qu’ils n’ont pas été en possession de cette information.
— Pas seulement de moi, dit le Su-Suheris. Il y a un second majordome et nous devons agir conjointement pour accepter ce genre de requête. Vous n’avez pas encore parlé à ma collègue ?
— Non.
— Elle est folle. Elle a délibérément et avec une malveillance manifeste cessé de coopérer avec moi depuis plusieurs mois.
Dondak-Sajamir s’était mis à parler simultanément avec ses deux têtes, les deux voix ayant un intervalle de près d’une octave. L’effet était déconcertant en diable.
— Même si je vous donnais mon accord, elle refuserait. Vous ne parviendrez jamais à voir les principaux ministres.
— Mais c’est impossible ! N’y a-t-il aucun moyen de passer outre ?
— Ce serait illégal.
— Mais enfin, si elle bloque toutes les démarches légitimes…
L’argument parut laisser le Su-Suheris indifférent.
— Elle en assume la responsabilité.
— Non, répliqua Valentin. Vous partagez cette responsabilité ! Vous ne pouvez vous contenter de dire que, sous prétexte qu’elle refuse de coopérer, je ne puis aller de l’avant, alors que la pérennité même du gouvernement est en jeu !
— Vous croyez vraiment ? demanda Dondak-Sajamir.
Valentin fut déconcerté par cette question. Mettait-il en doute le fait qu’une menace pesait sur le royaume ou simplement l’idée qu’il partageait la responsabilité des entraves mises à l’action de Valentin ?
— Que me suggérez-vous de faire ? demanda Valentin après quelques instants.
— De retourner chez vous, répondit le majordome, de couler une vie heureuse et fructueuse, et de laisser à ceux dont c’est le destin le soin de régler les problèmes du gouvernement.
7
L’entretien avec Gitamorn Suul ne fut pas plus fructueux. L’autre majordome était moins hautaine que le Su-Suheris, mais guère plus coopérative.
C’était une grande femme brune, âgée d’une douzaine d’années de plus que Valentin, l’air sérieux et compétent. Sur son secrétaire, dans un bureau sensiblement plus gai et plus attrayant, mais pas plus spacieux, que celui de Dondak-Sajamir, se trouvait un dossier contenant la requête de Valentin. Elle le tapota à plusieurs reprises avant de déclarer :
— Vous ne pouvez pas les voir, vous savez.
— Puis-je vous demander pourquoi ?
— Parce que personne ne les voit.
— Personne ?
— Personne de l’extérieur. Cela ne se fait plus.
— Est-ce à cause du désaccord qui existe entre Dondak-Sajamir et vous ?
— Cet abruti ! fit Gitamorn Suul en pinçant dédaigneusement les lèvres. Mais non… même s’il s’acquittait correctement de sa tâche, ce ne serait malgré tout pas possible d’être reçu par les ministres. Ils ne veulent pas être importunés. Ils ont d’écrasantes responsabilités. Le Pontife est vieux, vous savez. Il ne consacre que peu de temps aux affaires du gouvernement et, en conséquence, toute la charge retombe sur ceux qui l’entourent. Vous comprenez ?
— Je dois absolument les voir, dit Valentin.
— Je n’y peux rien. Ils refusent d’être dérangés même pour les cas les plus urgents.
— Supposez, reprit lentement Valentin, que le Coronal ait été renversé et qu’un usurpateur ait pris possession du Château.
Elle le regarda avec stupéfaction.
— C’est cela que vous voulez leur raconter ? Allez. Requête rejetée.
Se levant, elle lui fit signe de se retirer.
— Nous avons déjà suffisamment de cinglés dans le Labyrinthe sans que de nouveaux venus, arrivant de…
— Attendez, dit Valentin.
Il se laissa glisser dans l’état de transe et fit appel au pouvoir du bandeau. Désespérément il projeta son âme vers celle de Gitamorn Suul, la toucha, l’enveloppa. Il n’entrait pas dans ses plans de révéler grand-chose à ces fonctionnaires subalternes, mais il ne semblait pas y avoir d’autre solution que de la mettre dans la confidence. Il maintint le contact jusqu’à l’apparition des premiers vertiges ; il le rompit alors et revint précipitamment à l’état de veille. Elle le fixait d’un air abasourdi, les joues empourprées, les yeux hagards, la poitrine se soulevant à un rythme accéléré. Il lui fallut quelque temps avant de pouvoir parler.
— Quel tour essayez-vous de me jouer ? demanda-t-elle finalement.
— Il n’y a pas de tour. Je suis le fils de la Dame, et c’est elle-même qui m’a enseigné l’art d’envoyer des messages.
— Lord Valentin est brun.
— Il l’était effectivement. Mais il ne l’est plus.
— Vous me demandez de croire…
— Je vous en prie, dit-il.
Il mit dans ces mots toute l’intensité dont son esprit était capable.
— Je vous en prie, croyez-moi. Tout dépend de la possibilité que j’aurai d’informer le Pontife de ce qui s’est passé.
Mais la méfiance de Gitamorn Suul était profondément enracinée. Nulle prosternation de sa part, nul hommage, nul signe de la constellation, rien qu’une sorte de morne stupéfaction, comme si elle avait plutôt tendance à admettre la véracité de cette incroyable histoire tout en souhaitant qu’elle ait été assenée à un autre fonctionnaire.
— Le Su-Suheris opposera son veto à tout ce que je pourrais proposer.
— Même si je lui montrais ce que je vous ai montré ?
— Son entêtement est légendaire, répondit-elle en haussant les épaules. Même pour sauver la vie du Pontife, il n’approuverait aucune de mes recommandations.
— Mais c’est de la folie !
— Très exactement. Lui avez-vous parlé ?
— Oui, répondit Valentin. Il m’a semblé hostile et gonflé d’orgueil. Mais pas fou.
— Attendez d’avoir eu affaire avec lui un peu plus longtemps avant de porter sur lui un jugement définitif, lui conseilla Gitamorn Suul.
— Et ne pouvons-nous falsifier son approbation, de manière à ce que je puisse entrer à son insu ?
— Vous voulez me faire commettre un crime ? demanda-t-elle, l’air scandalisé.
Valentin fit un violent effort pour conserver son calme.
— Un crime a déjà été commis, dit-il d’une voix basse et ferme, et pas n’importe quel crime. Je suis le Coronal de Majipoor, déposé par traîtrise. Pour reprendre mon trône, votre aide est vitale. Cela n’est-il pas suffisant pour passer outre à tous ces règlements mesquins ? Ne comprenez-vous pas que j’ai le pouvoir de vous pardonner de les enfreindre ?
Il se pencha sur elle.
— Nous sommes en train de perdre du temps. Le Mont du Château abrite un usurpateur. Je cours de l’un à l’autre des subordonnés du Pontife quand je devrais traverser Alhanroel à la tête d’une armée de libération. Donnez-moi votre accord et laissez-moi poursuivre mon chemin, et vous serez récompensée quand l’ordre sera revenu sur Majipoor.
Le regard de Gitamorn Suul se fit soudain froid et dur.
— Votre histoire exige de moi une grande crédulité. Et si tout cela n’était qu’un tissu de mensonges ? Et si vous étiez à la solde de Dondak-Sajamir ?
— Je vous en prie, fit Valentin d’une voix gémissante.