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Un étroit véhicule les transporta silencieusement et rapidement en plongeant dans les galeries de cet univers intérieur. Les fonctionnaires masqués qui les accompagnaient ne paraissaient pas le guider eux-mêmes, tâche qui n’eût d’ailleurs pas été aisée, car à ces niveaux profonds le Labyrinthe multipliait embranchements et ramifications et faisait des tours et des détours. N’importe quel intrus se serait rapidement trouvé désespérément égaré au milieu de ces innombrables courbes, entortillements, sinuosités et enchevêtrements. Et pourtant leur véhicule semblait flotter en suivant un itinéraire caché qui déterminait sa direction, effectuant un trajet rapide à défaut d’être parfaitement rectiligne, s’enfonçant de plus en plus dans les anneaux que formaient les galeries retirées.

À chaque contrôle, Valentin était interrogé par des fonctionnaires incrédules, se refusant presque à accepter l’idée qu’un étranger venait pour être reçu par les ministres du Pontife. Leurs interminables chicanes étaient lassantes mais parfaitement vaines. Valentin agitait son laissez-passer sous leur nez comme s’il s’agissait d’une baguette magique.

— Je suis chargé d’une mission de la plus haute importance, répétait-il à chaque fois, et ne m’entretiendrai qu’avec les membres les plus éminents de la cour pontificale. S’armant de toute la dignité et la prestance dont il disposait, Valentin balayait toutes les objections, repoussait toutes les arguties.

— Cela se passera mal pour vous, les avertissait-il, si vous me retardez plus longtemps.

Et enfin – Valentin avait l’impression qu’un siècle s’était écoulé depuis qu’il avait acquis en jonglant à l’Entrée des Lames le droit de pénétrer dans le Labyrinthe – il se trouva debout devant Shinaam, Dilifon et Narrameer, trois des cinq principaux ministres du Pontife.

Ils le reçurent dans une salle sombre et humide, construite avec d’énormes blocs de pierre noire, très haute de plafond et ornée d’ogives. L’atmosphère lourde et oppressante de ce lieu évoquait beaucoup plus un cachot qu’une salle de conseil. En y pénétrant, Valentin sentit tout le poids du Labyrinthe peser sur lui, niveau après niveau : l’Arène, la Chambre des Archives, la Cour des Globes, la Salle des Vents et tous les autres, les corridors obscurs, les niches encombrées, la multitude d’employés besogneux. Quelque part là-haut, très haut, le soleil brillait, l’air était frais et vif, une brise soufflait du sud, apportant les fragrances des alabandinas, des eldirons et des tanigales. Et il était là, coincé sous un monticule géant de terre et des kilomètres de galeries tortueuses, au cœur du royaume de la nuit éternelle. Son trajet vers les profondeurs du Labyrinthe l’avait laissé fébrile et tendu, comme s’il n’avait pas dormi depuis des semaines.

Il toucha Deliamber de la main, et le Vroon lui transmit une décharge d’énergie qui le picota en ravivant ses forces déclinantes. Il regarda Carabella qui lui sourit et lui envoya un baiser du bout des doigts. Il regarda Sleet qui hocha lentement la tête et lui adressa une grimace résolue. Il regarda Zalzan Kavol, et le farouche Skandar bougon esquissa de tous ses bras un geste de jonglerie en guise d’encouragement. Ses compagnons, ses amis qui l’avaient assisté tout au long de cette pénible et étrange odyssée.

Les ministres avaient pris place côte à côte sur des sièges presque assez majestueux pour être des trônes. Shinaam était au centre, le ministre des Affaires extérieures, d’origine ghayrog, d’aspect reptilien, les yeux froids sans paupières, la langue rouge et fourchue s’agitant sans cesse, la chevelure rêche et flexueuse se tortillant. À sa droite se trouvait Dilifon, le secrétaire particulier du Pontife, une silhouette frêle et spectrale, le cheveu aussi blanc que Sleet, la peau flétrie et parcheminée, les yeux flamboyants dans le visage sénile. De l’autre côté du Ghayrog était assise Narrameer, l’interprète impériale des rêves, une femme mince et élégante qui devait être d’un âge très avancé, car sa collaboration avec Tyeveras remontait à l’époque déjà lointaine où il était Coronal. Et pourtant elle semblait à peine avoir atteint l’âge mûr. Sa peau était lisse et sans rides, ses cheveux auburn abondants et lustrés. Ce n’était que dans l’expression distante et énigmatique du regard que Valentin parvenait à déceler la sagesse, l’expérience et le pouvoir accumulés pendant de nombreuses décennies qui étaient siens. Il y a de la sorcellerie là-dessous, en conclut-il.

— Nous avons pris connaissance de votre requête, dit Shinaam.

Sa voix était profonde et cassante, très légèrement sifflante.

— L’histoire que vous nous proposez nous laisse incrédules.

— Avez-vous parlé avec la Dame, ma mère ?

— Oui, nous avons parlé avec la Dame, répondit le Ghayrog d’une voix sans chaleur. Elle vous reconnaît comme son fils.

— Elle nous presse de collaborer avec vous, dit Dilifon d’une voix fêlée et grinçante.

— Elle nous est apparue dans des messages, dit Narrameer de sa voix douce et mélodieuse, et elle vous a recommandé à nous, nous demandant de vous apporter toute l’aide dont vous aurez besoin.

— Eh bien, alors ? demanda Valentin.

— La possibilité existe que la Dame ait pu être trompée.

— Vous me considérez comme un imposteur ?

— Vous nous demandez de croire, reprit le Ghayrog, que le Coronal de Majipoor a été pris par surprise par un des fils cadets du Roi des Rêves, expulsé de son propre corps, dépouillé de sa mémoire et placé – tout au moins ce qui restait de lui – dans un tout autre corps, qui se trouvait, de manière bien pratique, être disponible, et que l’usurpateur a réussi à pénétrer dans l’enveloppe vide du Coronal et à y imposer sa propre conscience. Nous trouvons ce genre de chose excessivement difficile à croire.

— Mais il existe une science qui déplace les corps d’une âme à une autre, dit Valentin. Il y a des précédents.

— Il n’existe aucun précédent, intervint Dilifon, d’une substitution de Coronal de cette manière.

— C’est pourtant ce qui s’est produit, répliqua Valentin. Je suis lord Valentin, j’ai retrouvé la mémoire grâce aux soins de la Dame et je demande le soutien du Pontife pour retrouver les responsabilités auxquelles il m’avait appelé à la mort de mon frère.

— Oui, dit Shinaam, si vous êtes celui que vous prétendez être, il serait juste que vous réintégriez le Mont du Château. Mais comment pouvons-nous le savoir ? L’affaire est grave. Elle laisse présager une guerre civile. Devons-nous conseiller au Pontife de plonger le monde dans la confusion sur la seule assertion d’un jeune inconnu qui…

— J’ai déjà convaincu ma mère de l’authenticité de mon identité, fit remarquer Valentin. Elle a lu dans mon esprit sur l’Île et elle m’a vu tel que je suis.

Il porta la main au bandeau d’argent qui lui ceignait le front.

— Comment croyez-vous que je sois entré en possession de cet instrument ? C’est elle qui me l’a donné, de ses propres mains, alors que nous étions ensemble dans le Temple Intérieur.

— Il ne fait aucun doute que la Dame vous accepte et vous soutient, dit paisiblement Shinaam.

— Mais c’est son jugement que vous mettez en doute ?

— Il nous faut la preuve formelle de ce que vous avancez.

— Alors, permettez-moi d’envoyer un message, ici et tout de suite, pour vous convaincre que je dis la vérité.

— Comme vous voulez, dit Dilifon.

Valentin ferma les yeux et se laissa glisser dans l’état de transe.

Avec toute sa passion et sa conviction, il sentit le flot radieux de son être se projeter hors de lui, comme il l’avait fait lorsqu’il avait eu besoin de gagner la confiance de Nascimonte dans l’aride désert jonché de ruines au-delà de Treymone, lorsqu’il avait ébranlé l’esprit des trois fonctionnaires devant le portail de la Chambre des Archives et lorsqu’il avait révélé sa véritable identité au majordome Gitamorn Suul. Avec des degrés variables de réussite, il avait accompli ce qu’il fallait accomplir en chacune de ces occasions.