Mais maintenant il se sentait incapable de vaincre l’impénétrable scepticisme des ministres du Pontife.
L’esprit du Ghayrog lui était totalement opaque, un mur aussi lisse et infranchissable que les blanches falaises de l’Île du Sommeil. Valentin ne percevait que les tremblotements extrêmement diffus d’une conscience derrière l’écran mental de Shinaam, et il ne parvenait pas à la franchir. L’esprit du vieux Dilifon parcheminé était tout aussi lointain, non pas parce qu’il était protégé par un écran, mais parce qu’il semblait poreux, ouvert, un nid d’abeilles qui n’offrait aucune résistance : il le traversait, comme de l’air passant à travers de l’air, sans rien rencontrer de tangible. Ce n’est qu’avec l’esprit de l’interprète des songes de Narrameer que Valentin sentit un contact, mais cela non plus ne fut pas satisfaisant. Elle semblait drainer toute son âme, absorber tout ce qu’il lui donnait et l’aspirer dans quelque gouffre insondable de son être, si bien qu’il pouvait émettre sans jamais atteindre le centre de l’esprit de Narrameer.
Néanmoins il refusait de s’avouer vaincu. Avec une furieuse intensité, il projetait l’intégralité de son âme, se proclamant lord Valentin du Mont du Château et les exhortant à fournir la preuve qu’il était quelqu’un d’autre. Il fouilla sa mémoire à la recherche de souvenirs – de sa mère, de son frère le Coronal, de son éducation princière, de son renversement à Tilomon, de ses pérégrinations sur Zimroel, de tout ce qui avait contribué à façonner l’homme qui s’était battu pour atteindre les entrailles du Labyrinthe afin d’obtenir leur aide. Il s’offrit totalement, témérairement, férocement, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus rien projeter, jusqu’à ce qu’il demeure chancelant, abruti d’épuisement, appuyé sur Sleet et Carabella, une loque semblable à un vieux vêtement inutile dont le possesseur se serait débarrassé.
Il émergea de l’état de transe en craignant d’avoir échoué.
Il était faible et tremblant. Son corps était baigné de sueur. Tout se brouillait devant ses yeux et une douleur atroce lui vrillait les tempes.
Il lutta pour reprendre ses forces, fermant les yeux et aspirant profondément l’air dans ses poumons. Puis il leva la tête vers le trio des ministres.
Leurs visages étaient durs et sombres. Leurs regards étaient froids et implacables. Leurs expressions étaient distantes, dédaigneuses, hostiles presque. La terreur s’empara soudain de Valentin. Serait-il possible qu’ils soient tous les trois de connivence avec Dominin Barjazid ? Était-il en train de plaider devant ses propres ennemis ?
Mais c’était impensable et impossible, une hallucination de son esprit épuisé, se dit-il désespérément. Il se refusait à croire que le complot dirigé contre lui ait pu atteindre le cœur du Labyrinthe.
— Alors ? demanda-t-il d’une voix rauque et éraillée. Qu’en pensez-vous maintenant ?
— Je n’ai rien ressenti, répondit Shinaam.
— Je ne suis pas convaincu, dit Dilifon. N’importe quel sorcier peut envoyer ce genre de message. Votre sincérité et votre passion peuvent être feintes.
— C’est aussi mon avis, dit Narrameer. Les messages peuvent transmettre des mensonges aussi bien que la vérité.
— Non ! s’écria Valentin. Vous m’avez eu grand ouvert devant vous. Vous ne pouvez avoir manqué de voir…
— Pas suffisamment ouvert, dit Narrameer.
— Que voulez-vous dire ?
— Faisons une interprétation, vous et moi, répondit-elle. Ici. Tout de suite, dans cette salle, devant ces témoins. Laissons nos esprits devenir véritablement un. Et alors je pourrai évaluer la plausibilité de votre histoire. Êtes-vous d’accord ? Acceptez-vous de prendre la drogue avec moi ?
Effrayé, Valentin regarda ses compagnons… et il vit la crainte peinte sur tous les visages, sauf celui de Deliamber dont l’expression restait neutre et impénétrable, comme si le Vroon se trouvait dans un tout autre endroit. Risquer une interprétation ? Oserait-il le faire ? La drogue allait le rendre inconscient, complètement transparent, totalement vulnérable. Et si les trois ministres étaient alliés au Barjazid et cherchaient à le réduire à l’impuissance, leur tâche en serait facilitée. Et puis il ne s’agissait pas d’une quelconque interprète de village qui lui proposait de pénétrer son âme ; c’était l’interprète du Pontife, une femme âgée d’au moins cent ans, rusée et puissante, réputée pour être la véritable maîtresse du Labyrinthe, contrôlant tous les autres, y compris le vieux Tyeveras lui-même. Deliamber prenait soin de ne lui donner aucune indication. La décision dépendait entièrement de lui.
— D’accord, dit Valentin en plantant son regard dans celui de Narrameer. Puisqu’il n’y a rien d’autre à faire, faisons une interprétation. Ici. Tout de suite.
9
Ils paraissaient y être prêts. À un signal, des assistants apportèrent tout l’attirail nécessaire à une interprétation : un épais tapis aux chaudes couleurs, or bordé d’écarlate et de vert ; un haut flacon de pierre blanche polie, deux délicates tasses de porcelaine. Narrameer descendit de son siège imposant et versa elle-même le vin des rêves dont elle offrit la première tasse à Valentin.
Il la tint un moment sans la boire. Dominin Barjazid lui avait versé du vin à Tilomon et une seule gorgée avait suffi pour que tout change. Allait-il boire ceci maintenant, sans crainte des conséquences ? Qui pouvait dire quel nouvel ensorcellement on lui réservait ? Où allait-il reprendre conscience, et sous quelle apparence altérée ?
Narrameer l’observait en silence. Le regard de l’interprète des songes était indéchiffrable, mystérieux et pénétrant. Elle souriait, d’un sourire ambigu qui pouvait exprimer aussi bien un encouragement que le triomphe, Valentin n’aurait su le dire. Il leva sa tasse en ébauchant un salut et la porta à ses lèvres. L’effet du vin fut instantané et d’une force inattendue. Pris de vertiges, Valentin commença à osciller sur ses jambes. Un voile s’abattit sur son esprit. Ce breuvage était-il plus fort que celui que lui avait donné l’interprète des rêves Tisana à Falkynkip, il y avait si longtemps déjà. Une diabolique mixture dont Narrameer avait le secret ? Ou bien était-ce simplement qu’il était plus réceptif en cet instant, affaibli et vidé de ses forces par l’utilisation du bandeau ? De ses yeux qui refusaient de se fixer sur quoi que ce fût, il vit Narrameer boire son propre vin, lancer la tasse vide à un assistant et ôter prestement sa robe. Son corps nu était souple, lisse, juvénile encore… le ventre plat, les cuisses fuselées, les seins hauts et ronds. C’est de la sorcellerie, se dit-il. Oui, de la sorcellerie. Sa peau était d’un brun très soutenu. Les mamelons, presque noirs, le fixaient comme des yeux morts.
La drogue avait déjà trop profondément agi sur Valentin pour qu’il puisse se dépouiller de sa robe. Les mains de ses amis ouvrirent les agrafes et les crochets de son vêtement. Il sentit l’air froid sur son corps et il vit qu’il était nu.
Narrameer lui fit signe de venir sur le tapis des songes.
Les jambes en coton, Valentin se dirigea vers elle, et elle l’attira par terre. Il ferma les yeux, s’imaginant qu’il était avec Carabella, mais Narrameer était loin d’être Carabella. Son étreinte était sèche et froide, sa chair dure et sans élasticité. Son corps ne dégageait nulle chaleur et ne palpitait point. Cette apparente juvénilité n’était qu’une habile projection. Allongé dans ses bras, il avait la sensation de reposer sur un lit de pierre froide et lisse.