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Valentin sentit les ténèbres commencer à l’envelopper, une sorte de fluide chaud et épais qui devenait de plus en plus profond ; il s’y laissa glisser en éprouvant une sensation de bien-être et le sentit remonter le long de ses jambes, jusqu’à la taille, jusqu’à la poitrine.

C’était tout à fait comme la fois où le monstrueux dragon de mer avait fracassé le bateau de Gorzval et où Valentin s’était senti aspiré par le tourbillon. Il était si facile de ne pas résister, tellement plus facile que de lutter. Abdiquer toute volonté, se détendre, accepter tout ce qui pouvait advenir, se laisser engloutir… c’était si tentant, si séduisant. Il était tellement las. Il avait lutté pendant longtemps. Maintenant, il pouvait se reposer et laisser la marée noire le recouvrir. Que les autres se battent avec vaillance pour l’honneur, le pouvoir et les acclamations. Que les autres…

Non.

C’était cela qu’ils voulaient, le laisser s’empêtrer dans ses propres faiblesses. Il était trop confiant, trop candide. Il avait dîné avec un ennemi, sans le savoir, et cela avait causé sa perte ; s’il relâchait maintenant son effort, cela causerait de nouveau sa perte. Ce n’était pas le moment de se laisser glisser dans de noirs et chauds fluides.

Il commença à nager. Au début, il n’avançait que difficilement, car le fluide noir, profond, épais et visqueux lui collait aux bras. Mais après quelques brasses, Valentin trouva un moyen de rendre son corps plus anguleux, une lame fendant le fluide : il avançait de plus en plus rapidement, bras et jambes effectuant des mouvements de piston parfaitement coordonnés. Cette étendue liquide qui l’avait incité à chercher l’oubli lui offrait maintenant un support. Elle le portait pendant qu’il nageait rapidement vers la rive lointaine. Le soleil, brillant, immense, un gros globe jaune pourpré, lançait d’éblouissants rayons qui formaient une traînée de feu sur la mer.

— Valentin.

C’était une voix profonde, qui roulait comme le tonnerre. Il ne la reconnut pas.

— Valentin, pourquoi nagez-vous si vite ?

— Pour atteindre la rive.

— Mais pourquoi cela ?

Valentin esquissa un haussement d’épaules et continua à nager. Il vit une île, une large plage blanche, une jungle où des arbres minces et élancés poussaient tronc contre tronc, un enchevêtrement de lianes réunissant leurs cimes en un dense dais de feuillage. Mais il avait beau nager de plus en plus vite, il ne parvenait à s’en rapprocher.

— Vous voyez, reprit la grosse voix, rien ne sert de s’affoler !

— Qui êtes-vous ? demanda Valentin.

— Je suis lord Spurifon, répondit la voix majestueuse et résonnante.

— Qui ?

— Lord Spurifon le Coronal, successeur de lord Scaul, qui est maintenant Pontife, et je vous conseille d’arrêter cette folie. Où espérez-vous donc aller ?

— Au Mont du Château, répondit Valentin en accélérant encore.

— Mais je suis Coronal !

— Jamais… entendu parler… de vous…

Lord Spurifon poussa un cri perçant. La surface lisse et huileuse de la mer se rida et se plissa comme si des millions d’aiguilles la perçaient par-dessous. Valentin se força à aller de l’avant, n’essayant plus d’être anguleux, mais se transformant plutôt en quelque chose d’émoussé et d’obstiné, une bille de bois dotée de bras, se frayant un chemin à travers les turbulences.

Il était arrivé à proximité de la rive. Il baissa les jambes et sentit le sable sous ses pieds, un sable chaud, mouvant et fuyant, qui se dérobait sous lui dès qu’il le touchait, faisant de la marche une corvée, mais pas insurmontable au point de ne pouvoir atteindre la terre ferme. Il se hissa sur la plage en marchant à quatre pattes et resta quelques instants à genoux. Quand il leva la tête, un homme maigre, au teint pâle et aux yeux bleus inquiets l’observait.

— Je suis lord Hunzimar, dit-il d’une voix douce, le Coronal des Coronals, qui jamais ne tombera dans l’oubli. Et voici mes immortels compagnons.

Il fit un geste et la plage se couvrit d’hommes qui lui ressemblaient. Insignifiants, hésitants, falots.

— Voici lord Struin, déclara lord Hunzimar, et lord Prankipin. Et voici lord Meyk, lord Scaul et lord Spurifon. Tous de grands et puissants Coronals ! Inclinez-vous devant nous !

— Vous êtes tous complètement oubliés ! s’écria Valentin en riant.

— Non ! Non !

— Que de piaillements !

Il tendit le doigt vers le dernier nommé.

— Vous… Spurifon ! Nul ne se souvient de vous.

— Lord Spurifon, je vous prie.

— Et vous… lord Scaul. Toute votre renommée s’est volatilisée depuis trois mille ans.

— Vous faites erreur. Mon nom est inscrit sur la liste des Puissances.

— C’est vrai, fit Valentin en haussant les épaules. Mais qu’importe ? Lord Prankipin, lord Meyk, lord Hunzimar, lord Struin… rien que des noms… plus rien… que des… noms…

— Rien que des noms… répondirent-ils en écho sur un ton aigu et plaintif.

Et ils commencèrent à diminuer et à se rapetisser jusqu’à être réduits à la taille d’un drôle, de petites choses galopant pitoyablement en tout sens sur la plage et criant leur nom en poussant des piaillements. Puis ils disparurent et à leur place apparurent de petites sphères blanches, à peine plus grosses que des balles de jongleurs. En se penchant pour les examiner, Valentin s’aperçut qu’il s’agissait de crânes. Il les ramassa et les lança en l’air avec entrain, puis il les attrapa au vol pendant qu’ils retombaient et les relança, les déployant en une brillante cascade. Les mâchoires battaient et claquaient pendant que les crânes montaient et descendaient. Un sourire flottait sur les lèvres de Valentin. Avec combien pouvait-il jongler en même temps ? Spurifon, Struin, Hunzimar, Meyk. Prankipin et Scaul… cela ne faisait que six. Il y avait eu des centaines de Coronals, un tous les dix, vingt ou trente ans pendant à peu près onze mille ans. Il allait jongler avec tous. Il en cueillit d’autres en l’air, de plus grands, Confalume, Prestimion, Stiamot, Dekkeret, Pinitor, une douzaine, une centaine dont il emplit l’air, lançant et rattrapant, lançant et rattrapant. Jamais, depuis l’arrivée des premiers colons sur la planète, personne n’avait fait sur Majipoor une telle démonstration de ses talents de jongleur ! Ce n’étaient plus des crânes qu’il lançait maintenant ; ils s’étaient transformés en diadèmes étincelants aux multiples facettes, en couronnes, en mille couronnes impériales jetant leurs feux dans toutes les directions. Il jonglait avec elles sans commettre d’erreur, reconnaissant en chacune la Puissance qu’elle représentait, lord Confalume ou lord Spurifon, lord Dekkeret ou lord Scaul, les conservant toutes en l’air de manière à ce qu’elles forment une grande pyramide inversée de lumière, tous les royaux personnages de Majipoor dansant au-dessus de lui, tous convergeant vers le jeune homme blond et souriant, bien planté sur ses jambes dans le sable chaud de cette plage dorée. Il les soutenait tous. Il tenait dans ses mains toute l’histoire de la planète et il la maintenait en l’air.

Les diadèmes éblouissants formaient au-dessus de lui une énorme et resplendissante constellation.

Sans manquer un seul temps, Valentin commença à marcher vers l’intérieur de l’île, franchissant les dunes en pente légère qui menaient au mur formé par la dense jungle. Les arbres s’écartaient à son approche, s’inclinant à droite et à gauche, lui ouvrant un passage, une voie aux pavés écarlates qui se dirigeait vers l’intérieur inconnu de l’Ile. Valentin regarda devant lui et il vit des contreforts, de basses collines grises qui s’élevaient en pente douce pour se transformer en versants granitiques escarpés derrière lesquels s’élevaient des pics déchiquetés, une impressionnante cordillère aux sommets pointus qui s’étirait jusqu’au cœur d’un continent. Et sur le plus haut de tous les pics, sur un sommet si élevé que l’air qui l’entourait miroitait d’une pâle lueur visible seulement en rêve, s’étendaient les murailles arc-boutées du Château. Valentin marchait vers lui tout en continuant à jongler. Des silhouettes le croisaient sur le chemin, qui venaient à sa rencontre, le saluaient de la main, lui souriaient et s’inclinaient devant lui. L’une d’elles était lord Voriax, une autre était la Dame, sa mère, et cette autre était la haute et solennelle figure du Pontife Tyeveras, et toutes le saluaient cordialement, et Valentin leur rendait leur salut sans faire tomber un seul diadème, sans interrompre son harmonieuse et sereine cascade. Il avait atteint le sentier des contreforts et il montait sans effort, alors que la foule s’épaississait autour de lui. Carabella et Sleet à ses côtés, avec Zalzan Kavol et toute la troupe de jongleurs Skandars. Lisamon Hultin la géante et Khun de Kianimot, Shanamir et Vinorkis. Gorzval, Lorivade, Asenhart et des centaines d’autres, des Hjorts et des Ghayrogs, des Lii et des Vroons, des marchands, des fermiers, des pêcheurs, des acrobates, des musiciens et le duc Nascimonte, le chef des bandits, l’interprète des songes Tisana. Gitamorn Suul et Dondak-Sajamir bras dessus, bras dessous, une horde de danseurs métamorphes, une phalange de capitaines de dragonniers brandissant gaiement leurs harpons, une troupe de frères de la forêt s’ébattant et se balançant de branche en branche dans les arbres bordant le sentier, tout ce monde chantant, riant, gambadant, l’escortant vers le Château, le Château de lord Malibor, le Château de lord Spurifon, le Château de lord Confalume, le Château de lord Stiamot, le Château de lord Valentin…