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Valentin avait déjà vu le Pontife Tyeveras en cinq occasions. La première fois, Valentin était encore enfant, et le Pontife était venu au Mont du Château pour assister au mariage de lord Malibor ; puis, quelques années plus tard, au couronnement de lord Voriax, et l’année suivante, au mariage de Voriax ; une quatrième fois quand Valentin était venu au Labyrinthe comme émissaire de son frère ; leur dernière rencontre remontait à trois ans exactement – bien qu’il eût plutôt l’impression que cela en faisait trente – lorsque Tyeveras avait assisté au couronnement de Valentin. Le Pontife était déjà vieux lors du premier de ces événements, un homme immensément grand, décharné, d’aspect rébarbatif, aux traits durs et anguleux, à la barbe noire comme du charbon, aux yeux mélancoliques profondément enfoncés ; et en vieillissant, toutes ces caractéristiques s’étaient fortement accentuées, au point qu’on eût dit une sorte de cadavre, un vieillard chenu, à la démarche lente et raide, mais malgré tout alerte et l’esprit vif, projetant encore une aura d’incommensurable puissance et majesté. Alors que maintenant… Alors que maintenant…

Le trône sur lequel avait pris place Tyeveras était celui qu’il avait occupé lors de la précédente visite de Valentin au Labyrinthe, un splendide siège doré à haut dossier placé au sommet de trois larges degrés. Mais cette fois, il était totalement enfermé dans une cage sphérique de verre bleuté, à l’intérieur de laquelle s’entrecroisait un réseau vaste et complexe de tubes formant une sorte de cocon presque impénétrable. Ces tuyaux transparents dans lesquels bouillonnaient des liquides colorés, ces indicateurs et ces cadrans, ces appareils de mesure appliqués sur les joues et le front du Pontife, ces fils, ces électrodes, ces bornes et ces pinces avaient un aspect étrange et terrifiant, car ils attestaient que la vie du Pontife ne dépendait plus du Pontife, mais de tous les instruments qui l’entouraient.

— Depuis combien de temps est-il comme cela ? murmura Valentin.

— Le système se développe depuis vingt ans, répondit Sepulthrove avec une évidente fierté, mais il n’y est installé en permanence que depuis ces deux dernières années.

— Est-il conscient ?

— Oh oui, il est indiscutablement conscient ! répondit Sepulthrove. Approchez-vous. Regardez-le.

Valentin s’avança avec une certaine gêne jusqu’au pied du trône et leva les yeux vers le mystérieux vieillard à l’intérieur de sa bulle de verre. Et il vit effectivement une lueur de vie brillant encore dans les yeux de Tyeveras, et ses lèvres pincées et décharnées encore pleines de résolution. Sur le crâne du Pontife la peau était semblable à un parchemin, et sa longue barbe, bien qu’encore étrangement noire, était rare et clairsemée.

— Reconnaît-il les gens ? demanda Valentin en se tournant vers Hornkast. Peut-il parler ?

— Naturellement. Laissez-lui quelques instants.

Le regard de Valentin croisa celui de Tyeveras. Il y eut un silence affreux. Le vieil homme grimaça, remua faiblement et se passa rapidement la langue sur les lèvres.

Le Pontife eut un chevrotement inintelligible, une sorte de gémissement étrange et doux.

— Le Pontife, dit Hornkast, présente ses salutations à son fils bien-aimé, lord Valentin le Coronal. Valentin réprima un frisson.

— Dites à Sa Majesté… dites-lui… dites-lui que son fils lord Valentin le Coronal lui apporte, comme toujours, tout son respect et son affection.

Tel était le protocole : ne jamais s’adresser directement au Pontife, formuler ses phrases comme si le porte-parole devait intégralement les répéter, bien qu’en réalité il n’en fît rien.

Le Pontife dit encore quelques mots, aussi incompréhensibles que précédemment.

— Le Pontife, dit Hornkast, exprime son inquiétude pour les troubles qui se sont produits dans le royaume. Il demande à lord Valentin le Coronal quels sont ses projets pour rétablir l’ordre naturel des choses.

— Dites au Pontife, répondit Valentin, que mon intention est de marcher sur le Mont du Château en demandant à tous les citoyens de me prêter serment d’allégeance. J’aimerais obtenir de lui un document stigmatisant l’imposture de Dominin Barjazid et dénonçant tous ceux qui le soutiennent.

Le Pontife commença à émettre des sons plus animés, perçants et aigus, qui semblaient obéir à une force impérieuse.

— Le Pontife, dit Hornkast, aimerait recevoir l’assurance que vous éviterez l’affrontement direct et les pertes, dans toute la mesure du possible.

— Dites-lui que je préférerais reconquérir le Mont du Château sans qu’il en coûte une seule vie de part et d’autre. Mais j’ignore si cela est réalisable.

Il y eut d’étranges gargouillements qui parurent laisser Hornkast perplexe. Il se tenait debout, la tête inclinée, l’oreille tendue.

— Que dit-il ? souffla Valentin.

Le porte-parole secoua la tête en signe d’ignorance.

— Il n’est pas possible d’interpréter tout ce que dit Sa Majesté. Il évolue parfois dans un inonde inaccessible à notre expérience.

Valentin acquiesça de la tête. Il jeta un regard empreint de pitié et d’affection sur le vieillard grotesque, enfermé dans la cage de verre qui le maintenait en vie et capable seulement de communiquer par ces gémissements oniriques. Plus que centenaire, monarque absolu de la planète depuis des décennies et maintenant radotant et babillant comme un enfant en bas âge… et pourtant quelque part à l’intérieur du cerveau ramolli de ce vieillard décrépit battait encore l’esprit du Tyeveras d’autrefois, emprisonné par la déchéance de la chair. Le contempler ainsi signifiait pour Valentin comprendre l’ultime vanité de l’autorité suprême ; un Coronal ne vivait dans un monde d’actions et de responsabilités que pour succéder au Pontife et achever sa vie au fond du Labyrinthe dans une démence sénile. Valentin se demanda combien de Pontifes étaient devenus captifs de leur porte-parole, de leur médecin et de leur interprète des songes, et dont il avait finalement fallu se débarrasser en douceur pour que la grande rotation des Puissances élève sur le trône un homme plus vigoureux. Valentin comprenait maintenant pourquoi le système séparait celui qui agissait et celui qui gouvernait et pourquoi le Pontife finissait par se terrer dans son Labyrinthe. Pour lui aussi, le moment viendrait de se cloîtrer ici mais, si le Divin le lui accordait, ce ne serait pas de sitôt.

— Dites au Pontife, reprit-il, que lord Valentin le Coronal, son fils respectueux, fera tout son possible pour réparer la lézarde qui s’est formée dans l’édifice social. Dites au Pontife que lord Valentin compte sur le soutien de Sa Majesté, sans lequel il ne saurait être question de prompte réparation.

Après un silence, un long et douloureux jaillissement de paroles inintelligibles arriva du trône, un fatras de sons flûtes et gargouillants qui montaient et descendaient l’échelle, un peu comme les fantastiques mélodies de la musique ghayrog. Hornkast semblait faire tous ses efforts pour saisir ne fût-ce qu’une syllabe intelligible ici ou là. Le Pontife cessa de parler et Hornkast, troublé, tira sur ses bajoues et se mordit les lèvres.

— Que signifiait tout cela ? demanda Valentin.

— Il vous prend pour lord Malibor, répondit Hornkast d’un air abattu. Il vous prémunit contre les risques de prendre la mer pour chasser le dragon.

— Un sage conseil, dit Valentin. Mais il arrive un peu tard.