— Ainsi, vous trouvez l’air frais offensant ?
— Offensant ? demanda Ermanar, l’air surpris. Non, non, certainement pas offensant ! J’apprécie ses qualités, monseigneur. Il me parait simplement – comment dire ? – il me paraît simplement superflu.
— Pas à moi, reprit Valentin en riant. Et regardez comme tout est vert, comme tout a l’air frais et neuf !
— Ce sont les pluies d’automne, dit Ermanar. Elles apportent la vie dans cette vallée.
— Un peu trop de vie cette année, si j’ai bien compris, dit Carabella. Savez-vous à quel point l’inondation est grave ?
— J’ai envoyé des éclaireurs, répondit Ermanar. Nous aurons bientôt des nouvelles.
Le convoi poursuivait sa route à travers une campagne paisible et riante, juste au nord du fleuve. Valentin se dit que le Glayge n’avait pas l’air particulièrement tumultueux à cet endroit, un cours d’eau placide, décrivant de nombreux méandres et argenté par le soleil vespéral. Mais, bien entendu, il ne s’agissait pas du véritable fleuve, seulement d’une sorte de canal, construit des milliers d’années auparavant pour relier le lac Roghoiz au Labyrinthe. Il se souvenait que le Glayge proprement dit était beaucoup plus impressionnant, un noble fleuve, large et rapide, bien qu’un vulgaire ruisselet en comparaison du titanesque Zimr de l’autre continent. Lors de sa précédente visite au Labyrinthe, Valentin avait descendu le Glayge en été, un été très sec, et il lui avait paru assez calme. Mais la saison n’était plus la même, et Valentin n’avait aucune envie de refaire l’épreuve d’un cours d’eau en crue, car ses souvenirs de la rugissante Steiche étaient encore vivaces. S’ils devaient remonter un peu au nord, ce serait très bien ; et même s’il leur fallait traverser les ruines de Velalisier, ce ne serait pas bien grave, il suffirait d’apporter un peu de réconfort au superstitieux Ermanar.
Cette nuit-là, Valentin sentit la première contre-offensive directe de l’usurpateur. Il reçut pendant son sommeil un message du Roi des Rêves, un message violent et maléfique.
Il eut d’abord une sensation de chaleur dans le cerveau, une chaleur de plus en plus ardente qui se transforma en une furieuse brûlure et se pressa avec une folle intensité contre les parois palpitantes de son crâne. Il sentit une aiguille de lumière brillante lui fouailler l’âme. Il perçut derrière son front le battement de lancinantes pulsations. Mais ses sensations furent accompagnées de quelque chose d’encore plus douloureux, un sentiment de culpabilité et de honte qui envahit progressivement son esprit, la conscience d’un échec, d’une défaite, des accusations de tromperie et de trahison contre le peuple qu’il avait été choisi pour gouverner.
Valentin supporta le message jusqu’à ce qu’il ne puisse plus tenir. Finalement, il poussa un cri et s’éveilla, baigné de sueur, tremblant, secoué, meurtri par ce rêve comme il ne l’avait jamais été.
— Monseigneur ? chuchota Carabella.
Il se redressa et se couvrit le visage de ses mains. Pendant quelques instants, il fut incapable de parler. Carabella le berça contre elle en lui caressant doucement la tête.
— Un message, réussit-il finalement à articuler. Du Roi.
— C’est fini, amour, c’est fini maintenant.
Elle se balançait d’avant en arrière en l’étreignant, et petit à petit la terreur et la panique l’abandonnèrent. Il releva la tête.
— C’était le pire, fit-il. Pire que celui de Pidruid, pendant notre première nuit.
— Puis-je faire quelque chose pour toi ?
— Non. Je ne pense pas, répondit Valentin en secouant la tête. Ils m’ont découvert, souffla-t-il. Le Roi a réussi à pénétrer en moi, et il ne me laissera plus en paix maintenant.
— Ce n’était qu’un cauchemar, Valentin…
— Non. Non. Un message du Roi. Le premier d’une longue série.
— Je vais aller chercher Deliamber, dit-elle. Il saura ce qu’il faut faire.
— Reste ici, Carabella. Ne me quitte pas.
— Tout ira bien, maintenant. Tu ne peux pas recevoir de message quand tu es éveillé.
— Ne me quitte pas, murmura-t-il.
Mais elle l’apaisa et, à force de douceur, le persuada de s’allonger. Puis elle alla chercher le magicien qui, l’air grave et troublé, imposa ses tentacules sur Valentin pour le plonger dans un sommeil sans rêves.
La nuit suivante, il eut peur de s’endormir. Mais le sommeil finit par le gagner et lui apporta un nouveau message, encore plus terrifiant que le dernier. Des images dansaient dans sa tête – des bulles de lumière aux visages hideux et des taches de couleur qui ricanaient, se moquaient de lui et l’accusaient, et des fulgurances ardentes dont chaque impact était comme un coup de poignard. Et puis des Métamorphes, surnaturels, changeant sans cesse d’apparence, qui l’encerclaient en agitant devant lui de longs doigts effilés, en poussant de longs rires aigus, en le traitant de lâche, de femmelette, de simple d’esprit, d’enfant. Puis il y eut des voix grasses et insupportables chantant les paroles déformées par l’écho de la chanson des petits enfants :
Des rires, une musique discordante, des chuchotements atteignant à peine le seuil d’audibilité… de longues rangées de squelettes qui dansaient… les trois frères skandars morts, mutilés, effroyables, qui l’appelaient par son nom…
Valentin se força à s’éveiller et pendant des heures, hagard, vidé, il fit les cent pas dans le flotteur exigu.
La nuit suivante, il eut encore un message, encore plus terrifiant que les deux autres.
— Suis-je condamné à ne plus jamais dormir ? demanda-t-il.
Deliamber, accompagné de Lorivade, vint le voir alors qu’il était affalé sur un siège, livide, épuisé.
— J’ai entendu parler de vos ennuis, dit Lorivade. La Dame ne vous a-t-elle pas montré comment vous défendre avec votre bandeau ?
— Que voulez-vous dire ? demanda Valentin en la regardant avec des yeux atones.
— Une Puissance ne peut en agresser une autre, monseigneur.
Elle toucha le bandeau d’argent qui ceignait le front de Valentin.
— Si vous l’utilisez correctement, il vous permettra de parer les attaques.
— Et comment faire ?
— Au moment où vous vous disposez à dormir, répondit-elle, mettez en place un écran mental. Projetez votre identité, emplissez de votre esprit l’air qui vous entoure. Et alors vous n’aurez plus rien à craindre des messages.
— Voulez-vous m’y exercer ?
— J’essaierai, monseigneur.
Las et miné comme il l’était, tout ce qu’il réussit à faire fut de se projeter un semblant d’écran, qui n’avait qu’un lointain rapport avec le pouvoir dont disposait un Coronal. Et bien que Lorivade l’ait exercé pendant une heure au maniement du bandeau, il reçut cette nuit-là un quatrième message. Mais il était plus faible que les autres, et Valentin réussit à échapper à ses effets les plus néfastes et sombra finalement dans un sommeil réparateur. Le lendemain matin, il se sentait plus dispos et il s’entraîna avec le bandeau pendant plusieurs heures.
Les nuits suivantes, il y eut d’autres messages – des messages légers, qui le sondaient et cherchaient le défaut de sa cuirasse. Valentin parait les attaques avec une assurance croissante. Mais la tension qu’exigeait cette vigilance constante l’affaiblissait, et rares étaient les nuits où il ne sentait pas les tentacules du Roi des Rêves tenter de s’insinuer dans son âme endormie. Mais il ne relâchait pas sa surveillance et restait indemne.