— Je suis à vos ordres, lord Valentin, répondit en souriant le chef des bandits.
— Très bien. Et vous, Lisamon ?
— Naturellement, monseigneur.
— Eh bien, nous avons un groupe de sept explorateurs. Nous nous mettrons en route après dîner.
— Huit explorateurs, monseigneur, dit Ermanar d’un ton paisible.
Valentin fronça les sourcils.
— Il n’est pas vraiment nécessaire de…
— Monseigneur, j’ai fait le serment de rester à vos côtés jusqu’à ce que vous ayez reconquis le Château. Puisque vous décidez d’aller dans la ville morte, je vous accompagne dans la ville morte. Si les dangers sont imaginaires, il n’y a rien à craindre, et s’ils sont réels, ma place est à vos côtés. Je vous en prie, monseigneur.
Ermanar avait l’air totalement sincère. L’expression de son visage manifestait une grande tension, mais il s’agissait plus, estima Valentin, de l’inquiétude d’être exclu de l’expédition que d’une quelconque crainte de ce qui pouvait être tapi dans les ruines.
— Parfait, dit Valentin. Nous serons huit. La lune était presque pleine ce soir-là, et sa lumière froide et crue illuminait la cité morte dans les moindres détails, montrant sans pitié les atteintes de plusieurs milliers d’années d’abandon, ce que n’avait pas fait la lumière plus douce des rougeoiements crépusculaires. À l’entrée, une plaque endommagée et presque illisible annonçait que par ordre du Coronal lord Siminave et du Pontife Calintane, Velalisier était une réserve historique royale. Mais ils avaient exercé le pouvoir quelque cinq mille ans auparavant et il ne semblait guère y avoir eu d’entretien depuis cette époque. Les pierres des deux grandes plates-formes qui flanquaient la route étaient fendillées et pleines d’aspérités. Dans les interstices entre les pierres poussaient de petites herbes aux racines puissantes qui, avec une irrésistible patience, séparaient les énormes blocs ; déjà, en plusieurs endroits, s’ouvraient entre les blocs des crevasses assez larges pour que des arbustes de belle taille aient pu y prendre racine. Il était concevable que dans un siècle ou deux toute une forêt de ces plantes ligneuses et noueuses aurait pris possession des plates-formes et que les énormes blocs carrés seraient entièrement recouverts.
— Il faut dégager tout cela, dit Valentin. Je ferai restaurer ces ruines dans l’état où elles étaient avant que toute cette végétation ne commence à pousser. Comment une telle négligence a-t-elle pu être possible ?
— Personne n’est attiré par ce lieu, répondit Ermanar. Et nul n’est prêt à remuer le petit doigt pour le protéger.
— À cause des esprits ? demanda Valentin.
— Parce que c’est un lieu métamorphe, répondit Nascimonte. Cela le rend doublement maudit.
— Doublement ?
— Vous ne connaissez pas l’histoire, monseigneur ?
— Racontez-moi.
— Voici la légende, commença Nascimonte, telle qu’on la racontait pendant mon enfance, en tout cas. À l’époque où les Métamorphes gouvernaient Majipoor, Velalisier était leur capitale – oh ! il y a vingt ou vingt-cinq mille ans de cela. C’était la plus grande ville de la planète. Deux ou trois millions d’entre eux y vivaient et, de toute Alhanroel, des membres des tribus les plus éloignées venaient leur rendre hommage. Des festivals de Changeformes étaient organisés sur ces plates-formes, et tous les mille ans, ils célébraient un festival exceptionnel, un super festival, et pour commémorer l’événement, ils construisaient une pyramide, si bien que la ville avait au moins sept mille ans. Mais le mal s’installa ici. Je ne sais pas quel genre de pratiques un Métamorphe pouvait considérer comme le mal, mais quoi qu’il en soit, elles avaient cours ici. Velalisier était devenue la capitale de toutes les abominations. Et les Métamorphes des provinces commencèrent à en être dégoûtés, puis outragés, et un beau jour ils marchèrent sur la ville, démolirent les temples, abattirent la majeure partie des murailles de la cité, détruisirent les lieux où le mal était pratiqué et emmenèrent les citadins en exil et en esclavage. On sait qu’ils ne furent pas massacrés, car on n’a pas mal creusé pour chercher les trésors par ici – vous savez déjà que moi-même je l’ai fait –, et s’il y avait eu quelques millions de squelettes ensevelis, on les aurait découverts. Ainsi la ville a été dévastée puis abandonnée, longtemps avant l’arrivée des premiers humains, et une malédiction pèse sur elle. On a construit des barrages sur les rivières qui arrosaient la ville et leur cours a été détourné. La plaine tout entière a été transformée en désert. Et pendant quinze mille ans, nul n’a vécu ici, hormis les esprits de ceux qui sont morts quand la ville fut détruite.
— Racontez le reste, dit Ermanar.
— Je n’en sais pas plus, fit Nascimonte en haussant les épaules.
— Ces esprits, reprit Ermanar. Ceux qui hantent ce lieu. Savez-vous combien de temps ils sont condamnés à errer dans les ruines ? Jusqu’à ce que les Métamorphes aient repris le pouvoir sur Majipoor. Jusqu’à ce que la planète leur appartienne de nouveau et que le dernier d’entre nous soit réduit en esclavage. Et à ce moment-là, Velalisier sera reconstruite sur l’ancien site, encore plus majestueuse qu’elle ne l’était auparavant, sera de nouveau choisie comme capitale des Métamorphes et les esprits des morts seront enfin libérés des pierres qui les retiennent prisonniers.
— Ils en ont pour un bon moment à rester dans leurs pierres, dit Sleet. Nous sommes vingt milliards et ils ne sont qu’une poignée, vivant dans la jungle… Que signifie cette menace ?
— Cela fait déjà huit mille ans qu’ils attendent, dit Ermanar, depuis que lord Stiamot leur a arraché le pouvoir. Ils attendront encore huit mille ans s’il le faut. Mais ils rêvent de voir Velalisier renaître de ses cendres, et ils ne renonceront pas à leur rêve. Je les ai parfois entendus dans mon sommeil se préparer pour le jour où les tours de Velalisier se relèveront, et cela me fait peur. C’est pour cela que je n’aime pas être ici. Je les sens qui surveillent cet endroit, je sens leur haine tout autour de nous, comme quelque chose qui flotte dans l’air, quelque chose d’invisible mais de réel…
— Cette ville est donc à la fois maudite et sacrée pour eux, dit Carabella. Il n’est pas étonnant que nous ayons des difficultés à comprendre la manière dont leurs cerveaux fonctionnent !
Valentin s’éloigna sur le chemin. La cité l’impressionnait. Il essaya de l’imaginer telle qu’elle avait été, une sorte de Ni-moya préhistorique, une ville opulente et majestueuse. Et maintenant, qu’en restait-il ? Des lézards aux yeux protubérants s’enfuyaient de pierre en pierre. Des herbes folles envahissaient les boulevards de cérémonies. Vingt mille ans ! À quoi ressemblerait Ni-moya dans vingt mille ans ? Ou bien Pidruid, ou Piliplok, ou les cinquante grandes cités des pentes du Mont du Château ? Étaient-ils en train d’établir sur Majipoor une civilisation qui durerait éternellement, comme l’on disait que durait toujours la civilisation de la vieille Terre ? Ou bien des touristes ébaubis parcourraient-ils un jour les ruines du Château, du Labyrinthe et de l’Île en se demandant quelle signification les anciens leur attachaient ? Nous ne nous sommes pas mai débrouillés jusqu’à présent, se dit Valentin en évoquant les milliers d’années de paix et de stabilité. Mais maintenant des discordances commençaient à se faire jour ; l’ordre établi avait été ébranlé ; nul ne pouvait savoir ce qui allait advenir. Les Métamorphes, ces Métamorphes vaincus et proscrits qui avaient eu le malheur de posséder un monde convoité par une autre race, plus puissante que la leur, n’avaient peut-être pas encore dit leur dernier mot.