— Appelle-moi Valentin, veux-tu. Mais quoi ?
Les pommettes de Carabella se colorèrent. Elle dégagea sa main et la passa nerveusement dans ses cheveux bruns et brillants.
— Hier, ton duc Heitluig nous a vus ensemble, il a vu ton bras autour de moi… Valentin, tu n’as pas remarqué son sourire ! Comme si je n’étais qu’un joli jouet pour toi, un bibelot dont on se débarrasse le moment venu.
— Je crois que tu as lu trop de choses dans le sourire d’Heitluig, dit lentement Valentin, bien qu’il l’ait également remarqué et en ait été gêné.
Il savait que pour Heitluig et d’autres de son rang, Carabella ne pouvait passer que pour une concubine d’occasion, d’extraction inimaginablement basse, digne, au mieux, d’être traitée avec mépris. Lors de sa vie précédente sur le Mont du Château, de telles distinctions de classe avaient été un postulat incontestable de la nature des choses. Mais il avait longtemps été éloigné du Mont et il voyait maintenant les choses d’un œil différent. Les craintes de Carabella étaient fondées. Et pourtant ce problème ne pourrait être réglé qu’au moment opportun. Il y avait bien d’autres choses à régler d’abord.
— Heitluig est trop porté sur la boisson, dit-il doucement, et il a l’âme endurcie. Ne t’occupe pas de lui. Tu te feras une place au Château parmi les personnages de haut rang et personne ne te manquera d’égards quand je serai redevenu Coronal. Allez, termine ta chanson.
— Tu m’aimes, Valentin ?
— Oui, je t’aime. Mais je t’aime moins quand tu as les yeux rouges et gonflés, Carabella.
— C’est le genre de choses que l’on dit à un enfant, fit-elle en reniflant. Alors, tu me considères comme une enfant ?
— Je te considère comme une femme, répondit Valentin en haussant les épaules, belle et dotée d’une grande finesse d’esprit. Mais que suis-je supposé répondre quand tu me demandes si je t’aime ?
— Que tu m’aimes. Et tu n’as rien besoin d’ajouter.
— Bon, je suis désolé. Je vais devoir m’entraîner à cela plus sérieusement. Tu veux continuer à chanter ?
— Si tu veux, dit-elle en reprenant sa harpe de poche.
Pendant toute la matinée, ils continuèrent l’ascension, traversant les grands espaces qui s’étendaient au-delà des Cités Libres. Valentin choisit la route de Pinitor, qui passait entre Ertsud Grand et Hoikmai et serpentait dans un paysage vide de plateaux rocheux. Interrompu seulement de loin en loin par des bosquets de ghazan aux troncs trapus et cendrés et aux branches noueuses et torturées – des arbres qui vivaient dix mille ans et exhalaient une sorte de doux et long sourire quand leur heure était venue. C’était une zone désolée et silencieuse où Valentin et ses forces pouvaient rassembler leur courage avant l’épreuve qui les attendait. Pendant tout ce temps, leur ascension se poursuivit sans encombre.
— Ils n’essaieront pas de vous arrêter, dit Heitluig avant que vous ne soyez au-dessus des Cités Tutélaires. Il y a moins d’espace là-haut. Il y a des ondulations et des plissements de terrain. Ils trouveront des endroits favorables pour vous tendre des pièges.
— Il y aura bien assez de place, répliqua Valentin. Dans une vallée aride bordée d’aiguilles déchiquetées, au-delà de laquelle on pouvait distinguer la cité d’Ertsud Grand à quelque trente kilomètres à l’est, il fit arrêter son armée et réunit son état-major. Les éclaireurs qui avaient été envoyés en reconnaissance pour inspecter l’armée ennemie étaient revenus porteurs de nouvelles qui écrasaient Valentin comme une chape de plomb, d’après leur rapport, une armée immense, une mer de guerriers couvrait la vaste plaine qui s’étendait sur des centaines de kilomètres carrés au-dessous de la Cité Intérieure de Bombifale. La plupart étaient des fantassins, mais il y avait également un rassemblement de flotteurs ainsi qu’un régiment de cavalerie et une unité de monstrueux mollitors, ces bêtes de guerre, au moins dix fois plus nombreux que ceux qui les attendaient sur les rives du Glayge. Mais Valentin ne laissait rien percer de son accablement.
— Nous nous battrons à vingt contre un, dit-il. Je trouve cela encourageant. Il est dommage qu’ils ne soient pas encore plus nombreux… mais une armée de cette taille devrait être suffisamment difficile à manœuvrer pour que les choses nous soient grandement facilitées. Il tapota la carte devant lui.
— Ils cantonnent ici, dans la plaine de Bombifale, et ils savent, bien évidemment, que nous marchons droit sur cette plaine. Ils doivent supposer que nous tenterons de poursuivre notre ascension en empruntant le défilé de Peritole, à l’ouest de la plaine, où ils auront concentré leurs forces. Nous nous dirigerons effectivement vers le défilé de Peritole.
Heitluig eut un hoquet d’effarement et Ermanar le regarda soudain d’un air de surprise attristée. Imperturbable, Valentin poursuivit :
— Voyant cela, ils enverront des renforts dans cette direction. Une fois qu’ils auront commencé à pénétrer dans le défilé, il devrait leur être difficile de se regrouper et de changer de direction. Dès qu’ils se mettront en mouvement, nous bifurquerons vers la plaine, nous foncerons droit sur leur camp, nous traverserons leurs lignes et pousserons jusqu’à Bombifale. Au-dessus de Bombifale, nous retrouverons la route de High Morpin qui nous mènera sans encombre au Château. Y a-t-il des questions ?
— Et s’ils ont une seconde armée qui nous attend entre Bombifale et High Morpin ? demanda Ermanar.
— Vous me redemanderez cela, répondit Valentin, quand nous aurons dépassé Bombifale. Y a-t-il d’autres questions ?
Il parcourut le groupe du regard. Personne ne demanda la parole.
— Bon. Eh bien, en avant !
Encore une journée et la terre devint plus fertile à l’approche de la grande ceinture verte qui entourait les Cités Intérieures. Ils avaient atteint la zone des nuages, humide et fraîche, où l’on voyait encore le soleil, mais indistinctement, à travers les nappes ondoyantes de brume qui jamais ne se levaient. Dans cette contrée humide, des plantes qui, plus bas, arrivaient à peine au genou, devenaient géantes, avec des feuilles larges comme des écuelles et des tiges comme des troncs d’arbres, et tout était recouvert d’une scintillante rosée.
Le paysage était devenu plus accidenté, avec des chaînes de montagnes escarpées s’élevant sur les versants abrupts de vallées profondément encaissées et des routes contournant péniblement de hauts pics coniques. Le choix de l’itinéraire était de plus en plus limité : à l’ouest se trouvaient les crêtes de Banglecode, une ligne dentelée de montagnes infranchissables et encore à peine explorées ; à l’est la large plaine de Bombifale en pente douce ; et droit devant, flanqués par de véritables murailles rocheuses, la série de gigantesques gradins naturels connus sous le nom de défilé de Péritole, où – à moins que Valentin ne se soit trompé du tout au tout – les troupes d’élite de l’usurpateur étaient à l’affût.
Sans se presser, Valentin menait ses forces vers le défilé. Quatre heures de marche, une halte de deux heures, cinq autres heures de marche, campement pour la nuit, départ tardif le matin. Avec l’air vivifiant du Mont du Château, il eût été facile d’avancer beaucoup plus vite. Mais il ne faisait aucun doute que depuis les hauteurs l’ennemi suivait sa progression, et Valentin voulait lui laisser tout le temps d’observer son itinéraire et de prendre les contre-mesures qui s’imposaient.
Le lendemain, il força l’allure, car le premier des immenses et profonds gradins du défilé était maintenant en vue. Deliamber, projetant son esprit en avant, confirma que l’armée de défense avait effectivement pris possession du défilé et annonça que des troupes auxiliaires arrivaient en renfort de la plaine de Bombifale.