Malgré l’heure matinale les spectateurs se pressaient déjà le long du parcours et il n’y avait plus de place libre. Mais ils firent rapidement de la place lorsque les jongleurs Skandars apparurent et que Zalzan Kavol montra sa liasse de billets. Les habitants de Majipoor étaient, en règle générale, plutôt courtois et accommodants. En outre, rares étaient ceux qui se sentaient disposés à débattre une question de priorité avec des Skandars revêches.
Et puis ce fut l’attente. La matinée était déjà chaude et la chaleur augmentait rapidement, et Valentin n’avait rien d’autre à faire que de rester debout à attendre, laissant son regard aller de la rue vide à la pierre noire, polie et surchargée d’ornements de l’arc des Rêves, Carabella collée contre son côté gauche et Shanamir pressé contre le droit. Le temps, ce matin-là s’écoulait avec une lenteur extrême. Les sujets de discussion se tarirent rapidement. Il y eut un moment de diversion quand Valentin distingua au milieu du murmure de conversations qui s’élevait des rangées de spectateurs derrière lui une voix qui prononçait cette phrase étonnante :
— … comprends pas à quoi riment tous ces vivats. Je n’ai pas la moindre confiance en lui.
Valentin tendit l’oreille. Un couple de spectateurs – des Ghayrogs, à en juger par les inflexions molles de leurs voix – étaient en train de parler du nouveau Coronal, et en termes peu flatteurs.
— … promulgue trop de décrets, si tu veux mon avis.
— Il réglemente ceci, il réglemente cela, il fourre son nez partout. On n’a pas besoin de ça !
— Il veut montrer qu’il se donne à sa tâche, répondit l’autre d’un ton conciliant.
— Pas besoin de ça ! Pas besoin de ça ! Tout allait pour le mieux sous lord Voriax, et sous lord Malibor avant lui, et on se passait fort bien de toutes ces tracasseries. Cela trahit son manque d’assurance, si tu veux mon avis.
— Tais-toi ! Ce n’est pas une manière de parler, surtout aujourd’hui.
— À mon point de vue, ce jeunot n’est pas encore totalement persuadé d’être le Coronal, alors il fait en sorte que cela n’échappe à personne, si tu veux mon avis.
— Non, je ne veux pas ton avis, répondit l’autre d’une voix où perçait l’inquiétude.
— Tiens, autre chose encore. Tous ces gardiens impériaux qui grouillent d’un seul coup. Où veut-il en venir ? Il met sur pied sa propre police à l’échelle de la planète ? Ils espionnent pour le Coronal, c’est bien ça ? Et pour quoi faire ? Qu’est-ce qu’il trame ?
— S’il trame quelque chose, tu seras le premier à te retrouver derrière les barreaux. Vas-tu te taire maintenant ?
— Je ne pense pas à mal, reprit le premier Ghayrog.
— Regarde ! Je porte la bannière à la constellation comme tout le monde ! Suis-je loyal ou non ? Mais je n’aime pas la tournure que prennent les choses. C’est le droit de tout citoyen de se préoccuper de la situation du royaume, non ? Si les choses ne sont pas à notre convenance, nous devons le dire bien haut. Ainsi le veut notre tradition. Si nous tolérons maintenant de petits abus, qui sait où il en sera arrivé dans cinq ans ?
Voilà qui est intéressant, se dit Valentin. Ainsi, malgré toute cette agitation et ces acclamations frénétiques, le nouveau Coronal ne jouissait pas de l’adoration et de l’admiration universelles. Combien d’autres individus, se demanda-t-il, feignent l’enthousiasme par crainte ou par intérêt dans cette foule ?
Les Ghayrogs se turent. Valentin continua à prêter l’oreille pour surprendre d’autres conversations, mais il n’entendit plus rien d’intéressant. La matinée continuait à se traîner. Il tourna son attention vers l’arc des Rêves et l’étudia jusqu’à ce que tous les détails se fussent gravés dans sa mémoire, les images sculptées des anciennes Puissances de Majipoor, des héros d’un passé ténébreux, des généraux des premières Guerres des Métamorphes, des Coronals qui avaient été les prédécesseurs du légendaire lord Stiamot lui-même, des Pontifes des temps les plus reculés, des Dames de l’ile donnant leur gracieuse bénédiction. L’arc, lui avait dit Shanamir, était le plus ancien monument survivant sur Majipoor et le plus sacré ; vieux de neuf mille ans, il était taillé dans des blocs de marbre noir de Vêlathyntu résistant à toutes les intempéries. Celui qui passait dessous s’assurait la protection de la Dame et un mois de rêves utiles.
Les rumeurs de l’avance du Coronal apportaient un peu d’animation à cette morne matinée. Le Coronal disait-on, avait quitté la Place Dorée ; il venait de rentrer dans la ville par la porte de Falkynkip ; il avait fait une halte pour distribuer de pleines poignées de pièces de cinq couronnes dans les quartiers de la ville initialement habités par des Vroons et des Hjorts ; il s’était arrêté pour calmer les vagissements d’un enfant nouveau-né ; il avait fait une station pour se recueillir devant le tombeau de lord Voriax, son défunt frère ; il avait à midi trouvé la chaleur trop accablante et se reposait pendant quelques heures ; il avait fait ceci, il avait fait cela, et autre chose encore. Le Coronal, le Coronal, le Coronal ! Ce jour-là, le Coronal polarisait l’attention générale. Valentin réfléchit au genre de vie que ce devait être, faire constamment cette sorte de grand circuit, s’exhiber, ville après ville, dans un éternel défilé, sourire, agiter la main, jeter des pièces de monnaie, prendre part à cet interminable spectacle tapageur, manifester dans sa personne physique l’incarnation du pouvoir et du gouvernement, accepter partout l’hommage et supporter toute cette bruyante excitation populaire et malgré tout, réussir encore à tenir les rênes du gouvernement. Mais y avait-il vraiment des rênes à tenir ? Le système était si ancien qu’il fonctionnait probablement de lui-même. Un Pontife âgé et dont la tradition exigeait qu’il vécût en reclus, terré dans un mystérieux Labyrinthe quelque part au centre d’Alhanroel, d’où il promulguait les décrets qui régissaient le monde, et son fils adoptif et héritier, le Coronal, détenteur du pouvoir exécutif et gouvernant comme un premier ministre du haut du Mont du Château, sauf lorsqu’il accomplissait des voyages de cérémonie comme celui-ci – l’un et l’autre étaient-ils indispensables autrement qu’en tant que symboles de majesté ? C’était un monde riant, paisible et gai, se dit Valentin, même s’il était hors de doute qu’il devait exister quelque part un mauvais côté, sinon pourquoi un Roi des Rêves aurait-il surgi pour faire pièce à l’autorité de la douce Dame ? Ces dirigeants, cet apparat constitutionnel, ce luxe et ce tumulte… non, tout cela n’avait aucune raison d’être, se dit Valentin, ce n’était qu’une survivance d’une époque lointaine où la nécessité s’en était peut-être fait sentir. Qu’est-ce qui importait maintenant ? Vivre le quotidien, respirer le bon air, boire et manger, bien dormir. Tout le reste n’était que sottises.
— Le Coronal arrive ! hurla quelqu’un. Ce même cri s’était élevé dix fois pendant la dernière heure, et toujours pas de Coronal en vue. Mais cette fois, à peu près à midi, il semblait qu’il approchait réellement.