— Fasse le Divin que nous n’ayons jamais à recommencer cela, murmura-t-elle.
Enfin, il se fit un grand mouvement, loin devant eux, près de la grille du stade, comme si on avait ouvert une vanne et que des courants commençaient à entraîner les premiers artistes à l’intérieur du stade. Valentin se dressa sur la pointe des pieds mais il ne parvenait pas à avoir une idée claire de ce qui se passait. Il s’écoula encore près d’une heure avant que le mouvement ne commence à se propager jusqu’à l’endroit où se trouvaient les jongleurs. La file se mit alors à avancer régulièrement.
Des bruits variés leur parvenaient de l’intérieur du stade : de la musique, des cris d’animaux, des rires, des applaudissements. L’orchestre qui précédait la troupe de Zalzan Kavol était maintenant prêt à entrer – une vingtaine d’exécutants de trois races portant des instruments fantastiques que Valentin n’avait jamais vus : des cuivres formant des volutes compliquées, d’étranges tambours asymétriques, des petites flûtes à cinq tubes et autres instruments aussi étonnants, tous d’une délicatesse surprenante. Mais quand l’orchestre s’ébranla en attaquant un morceau, les sons qu’ils produisirent étaient loin d’être aussi délicats. Quand le dernier des musiciens se fut engouffré entre les hautes grilles du stade, un majordome zélé s’avança d’un air important pour en interdire l’accès aux jongleurs.
— Zalzan Kavol et sa troupe, annonça le majordome.
— C’est nous, répondit Zalzan Kavol.
— Vous attendrez le signal. Puis vous entrerez et vous suivrez ces musiciens en vous formant en cortège et vous ferez le tour du stade de gauche à droite. Ne commencez pas à jongler avant d’avoir dépassé le grand drapeau vert portant l’emblème du Coronal. En arrivant à la hauteur du pavillon du Coronal, vous vous arrêterez pour vous incliner devant lui, puis vous resterez à cette place pendant soixante secondes pour présenter votre numéro avant de reprendre votre marche. Quand vous atteindrez la grille opposée, quittez immédiatement le stade. Votre cachet vous sera versé en partant. Tout est bien clair ?
— Parfaitement, répondit Zalzan Kavol.
Le Skandar se tourna vers sa troupe. Il n’avait jusqu’alors fait montre que de brusquerie et de rudesse, mais soudain il révéla une autre facette de son caractère. Tendant trois de ses bras vers ses frères, il leur étreignit les mains et quelque chose qui ressemblait presque à un sourire de tendresse apparut sur son visage dur. Puis le Skandar donna l’accolade à Sleet d’abord, à Carabella ensuite, puis il attira Valentin vers lui et lui dit avec toute la douceur dont un Skandar était capable :
— Vous avez appris vite et vous manifestez une maîtrise précoce. Au début, vous n’étiez pour nous qu’un expédient, mais maintenant je suis heureux que vous soyez des nôtres.
— Merci, répondit Valentin d’un ton solennel.
— Les jongleurs ! aboya le majordome.
— Ce n’est pas tous les jours que nous jonglons devant une des Puissances de Majipoor, reprit Zalzan Kavol. Nous allons donner le meilleur de nous-mêmes.
Il fit un geste de la main et la troupe s’engagea entre les lourdes grilles.
Sleet et Carabella ouvraient la marche en jonglant avec cinq poignards qu’ils échangeaient en leur faisant décrire des figures qui variaient constamment ; puis, à quelque distance, Valentin avançait seul, jonglant avec ses trois massues, montrant une application farouche susceptible de faire oublier la simplicité de sa tâche et, derrière lui, venaient les six frères Skandars tirant le meilleur parti de leurs vingt-quatre bras pour remplir l’air d’une invraisemblable collection d’objets volants. Shanamir, comme une sorte d’écuyer, fermait la marche, mais sans jongler, faisant seulement office de signe de ponctuation humain.
Carabella débordait d’exubérance et de vitalité ; elle sautait en l’air, claquant les talons et battant des mains, sans jamais pourtant sauter un temps, tandis que Sleet. à ses côtés, vif comme l’éclair, trapu, dynamique, déployait une inépuisable énergie en saisissant d’un geste preste les couteaux en l’air et en les relançant à sa partenaire, et Sleet, d’ordinaire si sombre et si peu démonstratif, se permit même d’effectuer un rapide et invraisemblable saut périlleux, profitant de la faible pesanteur de Majipoor qui laissait les couteaux en l’air pendant la fraction de seconde nécessaire.
Ils continuèrent leur marche autour du stade, réglant leur rythme sur les stridences et les flonflons de l’orchestre qui les précédait. La foule immense, déjà repue de nouveautés, réagissait à peine, mais cela importait peu : les jongleurs se donnaient à leur art et non à ces visages baignés de sueur et à peine visibles dans les gradins éloignés.
La veille, Valentin avait imaginé de corser un peu son exercice et il s’était entraîné en secret. Les autres n’en savaient rien car ce genre de chose était risqué pour un novice, et comme il se produisait devant le Prince, ce n’était peut-être pas le moment le plus indiqué pour prendre un tel risque… et pourtant, se dit-il, n’était-ce pas en réalité l’occasion rêvée pour donner toute sa mesure ?
Il prit donc deux des massues dans la main droite et les jeta en l’air et, ce faisant, il entendit Zalzan Kavol pousser un « Oh ! » de surprise, mais il n’avait pas le temps de se préoccuper de cela, car les deux massues étaient déjà en train de redescendre et il envoya celle qu’il tenait dans la main gauche entre les deux autres en la faisant tourner sur elle-même. Il cueillit adroitement, une dans chaque main, les deux massues qui descendaient, relança en l’air celle qu’il tenait dans la main droite et attrapa la troisième au moment où elle retombait. Puis il retrouva avec un indicible soulagement sa cascade familière de massues et suivit Carabella et Sleet sur le pourtour du gigantesque stade sans jeter un regard ni à droite ni à gauche.
Des orchestres, des acrobates, des danseurs, des montreurs d’animaux, des jongleurs, devant et derrière lui, des milliers de visages anonymes sur les gradins, les tribunes des dignitaires ornées de rubans… Valentin n’eut qu’une perception subliminale de tout cela. Lancer, lancer, lancer et réception, lancer et réception, lancer et réception, les mêmes gestes répétés inlassablement jusqu’à ce que, du coin de l’œil, il aperçoive les éclatantes draperies vert et or flanquant le pavillon royal. Il se tourna de manière à faire face au Coronal. Ce fut un moment difficile, car il lui fallait maintenant partager son attention. Tout en continuant à lancer les massues, il cherchait lord Valentin du regard. Il le découvrit au centre du pavillon. Valentin aspirait ardemment à une nouvelle décharge d’énergie, à un nouveau contact fugace avec les yeux de feu du Coronal. Il lançait avec une précision d’automate, chaque massue s’élevant à la hauteur qui lui était impartie et décrivant un arc en l’air pour retomber entre le pouce et les doigts de Valentin. Tout en exécutant ces gestes, Valentin scrutait le visage du Coronal, mais il n’y eut pas, cette fois, de décharge électrique, car le Prince était distrait, il ne voyait même pas le jongleur. Son regard vide où se lisait l’ennui s’était fixé quelque part de l’autre côté du stade sur un autre numéro, peut-être quelque dompteur de fauves, peut-être les danseuses du corps de ballet dans le plus simple appareil, peut-être rien du tout. Valentin persévéra, comptant une à une les soixante secondes que devait durer son hommage, et vers la fin de cette minute, il lui sembla que le regard du Coronal s’était effectivement porté dans sa direction pendant une fraction de seconde, mais vraiment pas plus.