Puis Valentin se remit en route. Carabella et Sleet approchaient déjà de la sortie. Valentin exécuta un demi-tour et adressa un sourire radieux aux Skandars qui avaient repris leur marche dans un tourbillon de haches, de torches enflammées, de faucilles, de marteaux et de fruits, ajoutant objet après objet à la multitude de ceux qu’ils faisaient tournoyer au-dessus d’eux. Valentin jongla devant eux pendant quelques instants avant de poursuivre sa ronde solitaire autour du stade.
Il sortit par la grille opposée. Au moment où il retrouvait le monde extérieur, il rassembla ses massues et les tint à la main. Pour la seconde fois, dès qu’il se retrouva hors de la présence du Coronal, Valentin eut une sensation de désenchantement, de lassitude, de vide, comme si lord Valentin, au lieu d’émettre de l’énergie, se nourrissait de celle des autres, comme s’il donnait seulement l’illusion d’être doté d’une aura resplendissante, alors que dès que l’on s’éloignait de lui, il ne restait plus que le sentiment d’avoir perdu quelque chose. D’autre part, la représentation était terminée ; l’heure de gloire de Valentin était passée et personne, apparemment, ne lui avait prêté la moindre attention.
Personne, sauf Zalzan Kavol qui avait l’air buté et irrité.
— Qui vous a appris ce lancer de deux massues ? demanda-t-il dès qu’il eut franchi la grille.
— Personne, répondit Valentin. C’est moi qui l’ai inventé.
— Et si vous aviez laissé tomber vos massues là-bas ?
— Les ai-je laissé tomber ?
— Ce n’était pas l’endroit pour faire de l’épate.
Puis il s’adoucît quelque peu.
— Mais je dois reconnaître que vous vous en êtes bien sorti.
Il reçut d’un second majordome une bourse remplie de pièces de monnaie qui versa dans ses deux mains extérieures et compta rapidement. Il en empocha la plupart mais en lança une à chacun de ses frères et en remit une par personne à Carabella et Sleet, puis, après avoir réfléchi quelques secondes, il en donna également à Valentin et à Shanamir.
Valentin vit que Shanamir et lui avaient reçu chacun une demi-couronne et les autres une couronne par personne. Aucune importance. Tant qu’il entendrait quelques couronnes tinter dans sa bourse, il ferait peu de cas de l’argent. La gratification, même si elle était maigre, était inattendue. Il allait la dépenser avec joie cette nuit en vin fort et en poisson épicé.
Le long après-midi touchait à sa fin. La brume qui s’élevait de la mer commençait à obscurcir Pidruid. Les bruits du cirque résonnaient encore dans l’enceinte du stade. Valentin se dit que le pauvre Coronal allait devoir y rester bien avant dans la nuit.
Carabella le tiraillait par la manche.
— Viens maintenant, souffla-t-elle d’un ton pressant. Le travail est fini ! Maintenant, allons faire la fête !
9
Elle s’élança dans la foule en courant, et Valentin, après un instant d’indécision, la suivit. Ses trois massues, attachées par une corde enroulée autour de la taille, battaient contre ses cuisses pendant qu’il courait. Il crut l’avoir perdue, mais il la retrouva dans la foule, courant de sa longue foulée élastique, se retournant pour lui sourire d’un air mutin, lui faisant signe d’avancer. Valentin la rattrapa sur les grandes marches planes qui descendaient jusqu’à la baie. Des péniches, sur lesquelles des bûchers avaient été élevés, avaient été remorquées dans le port tout proche et déjà, bien que la nuit fût à peine tombée, on en avait enflammé quelques-uns qui brûlaient en répandant une lueur verte sans presque dégager de fumée.
Pendant la journée, toute la ville avait été convertie en un gigantesque terrain de jeux. Des baraques foraines avaient poussé comme des champignons après une pluie estivale. Des fêtards bizarrement attifés se pavanaient le long des quais. Partout régnait une excitation fiévreuse et on entendait de la musique et des rires. À mesure que l’obscurité devenait plus profonde, de nouveaux feux commençaient à flamboyer et la baie se transformait en un océan de lumière colorée. Soudain, à l’est, s’éleva une sorte de feu d’artifice, une éblouissante fusée volante qui monta très haut dans le ciel avant d’éclater en parcelles incandescentes qui retombèrent jusqu’au faîte des plus hauts édifices de Pidruid. Une frénésie s’était emparée de Carabella et elle commençait à gagner Valentin. La main dans la main, ils galopaient à travers la ville, de baraque foraine en baraque foraine, dépensant leur argent en jeux comme on sème des cailloux. La plupart de ces baraques foraines abritaient des jeux d’adresse, qui consistaient à renverser des poupées à l’aide de balles ou à détruire le fragile équilibre de constructions soigneusement agencées. Carabella, avec la sûreté du coup d’œil et de la main de la jongleuse, gagnait presque à tous coups et Valentin, bien qu’un peu moins adroit, remportait également nombre de lots. À certaines baraques on gagnait des gobelets de vin, à d’autres des morceaux de viande, à d’autres encore de ridicules petits animaux empaillés ou des banderoles portant l’emblème du Coronal dont ils ne s’embarrassaient pas. Mais ils mangeaient toute la viande et engloutissaient tout le vin et devenaient de plus en plus rouges et déchaînés au fil des heures.
— Viens ! cria Carabella.
Et ils entrèrent dans une danse exécutée par des Vroons, des Ghayrogs et des Hjorts avinés, une ronde ponctuée de cabrioles, et qui semblait n’obéir à aucune règle. Pendant de longues minutes, ils dansèrent avec les étrangers. Quand un Hjort en cuir grenu enlaça Carabella, elle lui rendit son étreinte, le serrant si fort que ses doigts minces s’enfoncerait profondément dans la bouffissure des chairs, et quand une Ghayrog femelle aux boucles flexueuses et aux innombrables seins ballottants se pressa contre Valentin, il accepta son baiser et le lui rendit avec un enthousiasme dont il ne se serait pas cru capable.
Puis ils continuèrent jusqu’à un théâtre à ciel ouvert où des marionnettes anguleuses agitées de mouvements saccadés et stylisés interprétaient une œuvre dramatique. Puis ils entrèrent dans une arène où, moyennant quelques pesants, ils purent observer les évolutions de dragons de mer nageant en cercles menaçants dans un bassin miroitant. De là, ils se rendirent dans un jardin botanique qui contenait des plantes animées originaires de la côte méridionale d’Alhanroel, des végétaux visqueux et tentaculaires et de hautes colonnes gélatineuses et frémissantes dotées d’yeux surprenants à leur sommet. « Le repas dans une demi-heure ! » cria le gardien. Mais Carabella ne voulut pas attendre et, Valentin à sa remorque, elle s’enfonça dans l’obscurité grandissante.
De nouveaux feux d’artifice explosèrent, beaucoup plus frappants maintenant sur le fond assombri du ciel. Il y eut une triple constellation qui se transforma en une image de lord Valentin emplissant la moitié de la voûte céleste, puis de fulgurantes fusées vertes, rouges et bleues prirent la forme du Labyrinthe avant de composer, par un nouvel avatar, la face rechignée du vieux Pontife Tyeveras. Et, après quelques instants nécessaires pour laisser aux couleurs le temps de se dissiper, une nouvelle explosion envoya à travers le firmament un trait de feu qui donna naissance au visage bien-aimé de la reine mère, la douce Dame de l’Île du Sommeil, qui se pencha sur Pidruid avec un sourire débordant d’amour. Sa vue émut si profondément Valentin qu’il manqua de se laisser tomber à genoux et de fondre en larmes, une réaction aussi mystérieuse qu’étonnante. Mais il n’y avait pas de place dans la foule pour se permettre cela. Il continua à trembler pendant quelques secondes. L’image de la Dame s’estompa avant d’être engloutie par la nuit. Valentin prit la main de Carabella dans la sienne et la serra très fort.