— Il me faut encore du vin, souffla-t-il.
— Attends. Il en reste un autre.
C’était vrai. Une autre fusée, une autre explosion de couleurs, agressives cette fois, du jaune et du rouge, et un autre visage à la mâchoire lourde et à l’œil sombre se dessina, celui de la quatrième des Puissances de Majipoor, le personnage le plus inquiétant et le plus ambigu de la hiérarchie, Simonan Barjazid, le Roi des Rêves. Le silence s’abattit sur la foule, car personne ne portait le Roi des Rêves dans son cœur mais personne ne se risquait non plus à méconnaître son pouvoir, de crainte d’attirer sur soi le malheur et d’encourir un terrible châtiment.
Puis ils se mirent en quête de vin. La main de Valentin tremblait et il vida rapidement deux gobelets pendant que Carabella le regardait avec une certaine inquiétude. Les doigts de Valentin jouaient avec les os de son poignet, mais elle s’abstint de toute question et ne toucha presque pas à son verre de vin.
La porte suivante qui s’ouvrit devant eux fut celle d’un musée de cire en forme de labyrinthe miniature, si bien qu’après y avoir pénétré en tâtonnant, il n’était plus question de revenir sur leurs pas, et ils donnèrent leurs pièces de trois pesants à un gardien au teint cireux et avancèrent. De l’obscurité émergeaient les héros du royaume, des personnages de cire adroitement reproduits, se déplaçant, allant même jusqu’à s’exprimer dans des parlers archaïques. Un grand guerrier se présenta comme lord Stiamot, le conquérant des Métamorphes, puis ils se trouvèrent en présence de la légendaire lady Thiin, sa mère, la Dame-combattante qui avait organisé en personne la défense de l’Île du Sommeil lorsqu’elle avait été assiégée par les aborigènes. Un autre s’approcha, qui prétendait être Dvorn, le premier Pontife, une figure d’une époque presque aussi lointaine de celle de Stiamot que celle de Stiamot l’était de l’époque actuelle. À ses côtés, se trouvait Dinitak Barjazid, le premier Roi des Rêves, un personnage beaucoup moins ancien. En s’enfonçant un peu plus dans le labyrinthe, Carabella et Valentin rencontrèrent une légion de Puissances du passé, un assortiment soigneusement sélectionné de Pontifes, de Dames et de Coronals, les grands souverains que furent Confalume, Prestimion et Dekkeret, et le Pontife Arioc à la curieuse renommée, et pour finir, gardant la sortie, un homme au teint coloré, serré dans des vêtements noirs, une quarantaine d’années, les cheveux bruns, les yeux sombres, souriant. Il n’avait nul besoin de se présenter, car il s’agissait de lord Voriax, le défunt Coronal, le frère de lord Valentin, fauché deux ans auparavant dans la fleur de son règne, mort dans un stupide accident de chasse après avoir détenu le pouvoir pendant seulement huit ans. Le personnage en cire s’inclina, tendit les mains et s’exclama : « Pleurez sur mon sort, mes frères et mes sœurs, car j’étais au faîte des honneurs et j’ai péri avant mon heure. Ma chute fut d’autant plus dure que je suis tombé de plus haut. Je m’appelais lord Voriax, et méditez longtemps sur mon sort. »
— Quel endroit sinistre, fit Carabella en frissonnant, et quelle sinistre conclusion ! Partons d’ici !
Une fois de plus, elle l’entraîna dans une course à perdre haleine à travers des salles de jeu, des arcades et de grandes tentes éclairées a giorno, devant des buffets et des lieux de plaisir, sans jamais s’arrêter nulle part, voletant de place en place comme des oiseaux. Finalement, après avoir tourné un coin de rue, ils se retrouvèrent plongés dans l’obscurité, ayant franchi la limite de la zone des plaisirs. Ils distinguaient encore derrière eux les bruits de plus en plus étouffés de la liesse populaire et la lumière crue qui allait déclinant à mesure qu’ils avançaient. Soudain ils furent environnés de fragrances de fleurs et du silence des arbres. Ils étaient dans un jardin, un parc.
— Viens, murmura Carabella en le prenant par la main.
Ils débouchèrent dans une clairière baignée de clair de lune au-dessus de laquelle les branches des arbres s’entrelaçaient pour former une charmille à la trame serrée. Le bras de Valentin entoura sans effort la taille fine et musclée de Carabella. La douce chaleur du jour n’avait pu franchir le barrage de branches enchevêtrées et, du sol, s’élevait le doux arôme de fleurs énormes aux feuilles charnues, plus larges que la tête d’un Skandar. Ils avaient l’impression d’être à des milliers de kilomètres du festival et de toute cette folle excitation.
— Voilà l’endroit où nous allons nous installer, annonça Carabella.
D’un geste exagérément chevaleresque, il étendit son manteau par terre, et elle l’attira au sol et se glissa vivement entre ses bras. Leur retraite était bordée de deux hauts buissons touffus hérissés de branches gris-vert fines comme des baguettes. Un ruisseau courait non loin d’eux et une lumière ténue filtrait à travers les branchages.
Sur la hanche de Carabella était attachée une minuscule harpe de poche d’une facture remarquable. Elle la leva, pinça quelques cordes en guise de prélude et commença à chanter d’une voix claire et pure :
— Comme c’est joli, murmura Valentin. Et ta voix… ta voix est si belle…
— Tu sais chanter ? demanda-t-elle.
— Euh !… Oui, je suppose.
— Chante pour moi, maintenant, dit-elle en lui tendant la harpe. Une de tes chansons préférées.
Il retourna le petit instrument dans sa main, le considéra d’un air perplexe et déclara au bout d’un moment :
— Je ne connais pas de chansons.
— Pas de chansons ? Pas de chansons ? Allons, tu dois bien en connaître quelques-unes !
— On dirait qu’elles me sont sorties de l’esprit.
Carabella reprit sa harpe en souriant.
— Alors, je vais t’en apprendre quelques-unes, dit-elle. Mais pas maintenant, je ne crois pas.
— Non. Pas maintenant.
Leurs lèvres se joignirent. Carabella ronronnait et gloussait de plaisir et son étreinte se faisait de plus en plus forte. Au fur et à mesure que les yeux de Valentin s’accoutumaient à l’obscurité, il la voyait plus distinctement, le petit visage pointu, les yeux brillants d’espièglerie, la broussaille de ses cheveux bruns. Ses narines palpitaient d’impatience. Pendant un instant, Valentin eut envie de se dérober à ce qui allait inéluctablement se produire, comme s’il craignait obscurément qu’une sorte de pacte fût sur le point d’être scellé, mais il balaya rapidement ces craintes. Ce soir, c’était la fête et il la désirait, comme elle le désirait. Les mains de Valentin glissèrent en bas du dos, revinrent devant en suivant la cage thoracique dont les côtes affleuraient sous la peau. Il évoqua l’image qu’il avait d’elle lorsqu’il l’avait vue nue sous le purificateur : rien que de l’os et du muscle, guère de chair sauf sur les cuisses et les fesses. En un instant, elle fut de nouveau nue, et lui aussi. Il vit qu’elle tremblait, mais ce n’était pas de froid, pas par cette nuit douce et embaumée dans cette alcôve secrète. Une véhémence étrange et presque effrayante semblait s’être emparée d’elle. Il caressa ses bras, son visage, ses épaules musclées, les petits globes de ses seins aux mamelons durcis. Il promena la main sur la peau satinée de l’intérieur des cuisses. La respiration de Carabella s’accéléra et elle attira Valentin contre elle.