Dans la pièce qui faisait office de loge, Sleet tremblait encore sous l’effet de la tension et des gouttes de sueur perlaient sur son front. Il buvait du vin de feu à grandes lampées comme si c’était de l’eau.
— M’ont-ils prêté attention ? demanda-t-il à Carabella. Ont-ils seulement remarqué ?
— Quelques-uns, répondit-elle d’un ton conciliant.
— Les porcs ! Les blaves ! éructa Sleet. Ils ne sont même pas capables de marcher d’un bout à l’autre de la pièce, et ils restent assis à discutailler pendant… pendant qu’un artiste…
Jusqu’alors, Valentin n’avait jamais vu Sleet montrer de l’humeur. Décidément, jongler les yeux bandés n’était pas bon pour les nerfs. Il prit Sleet, toujours livide, par les épaules et se pencha vers lui.
— Ce qui importe, dit-il avec gravité, c’est le talent dont tu as fait preuve, et non le comportement du public. Tu étais parfait.
— Pas tout à fait, répondit Sleet, l’air maussade. Le synchronisme…
— Parfait, insista Valentin. Tout était parfaitement maîtrisé. Tu étais majestueux. Comment peux-tu te préoccuper de la réaction de commerçants ivres ? Est-ce pour le bien de leur âme ou pour le tien que tu excelles dans ton art ?
Sleet esquissa un timide sourire.
— Jongler les yeux bandés t’oblige à puiser au plus profond de ton être.
— Je n’aime pas te voir souffrir ainsi, mon ami.
— Cela passera. Je me sens déjà un peu mieux.
— C’est toi-même qui t’infliges cette souffrance, dit Valentin. Tu n’aurais jamais dû te laisser outrager de la sorte. Je te le répète, tu étais parfait, et c’est la seule chose qui compte. Il se tourna vers Shanamir.
— Va dans la cuisine et demande si nous pouvons avoir du pain et de la viande. Sleet a travaillé trop dur. Il a besoin de reprendre des forces et le vin de feu n’est pas suffisant.
Sleet ne paraissait plus furieux et tendu, mais seulement fatigué. Il tendit une main.
— Tu as du cœur, Valentin. Et tu es doux et gai.
— Ta douleur m’a fait mal.
— La prochaine fois, je rentrerai mieux ma colère, dit Sleet. Et puis tu as raison, Valentin, c’est pour nous-mêmes que nous jonglons. Ils ne jouent qu’un rôle secondaire. Je n’aurais pas dû l’oublier.
À deux autres reprises à Pidruid, Valentin vit Sleet jongler les yeux bandés, à deux autres reprises, il le vit sortir de scène avec raideur et dignité, vidé de toute son énergie. Mais Valentin se rendit compte que la fatigue de Sleet n’avait rien à voir avec l’attention que lui prêtaient les spectateurs. Ce qu’il faisait était effroyablement difficile, c’était tout, et le petit homme payait son talent au prix fort. Quand Sleet souffrait, Valentin faisait tout son possible pour lui insuffler du réconfort et des forces neuves. Valentin prenait grand plaisir à rendre service à Sleet de cette manière.
À deux reprises aussi Valentin fit de mauvais rêves. Une nuit, le Pontife lui apparut et le convoqua dans le Labyrinthe, et il y pénétra, descendant les innombrables corridors et les passages dédaléens, et l’image de Tyeveras, le vieillard étique, flottait devant lui comme un feu follet et l’entraînait vers le centre du Labyrinthe. Ils atteignirent enfin le cœur de l’inextricable dédale, et soudain le Pontife disparut et Valentin se retrouva seul, baignant dans une froide lumière verte, ne rencontrant que le vide sous ses pieds dans une interminable chute vers le centre de Majipoor. Une autre nuit, ce fut le Coronal, parcourant Pidruid sur son char, qui lui fit signe d’approcher et l’invita à jouer aux dés. Ils se répartirent les jetons et jetèrent les dés, et Valentin s’aperçut qu’ils étaient en train de jouer avec un paquet de phalanges blanchies, et quand il demanda à qui appartenaient les os, lord Valentin éclata de rire et tira sur la brosse raide et noire de sa barbe, puis il fixa sur lui son regard dur et étincelant et répondit : « Regarde tes mains », et Valentin regarda, et ses mains n’avaient plus de doigts, ses poignets se terminaient par des moignons roses.
Valentin fit de nouveau partager ses rêves à Carabella et à Sleet. Mais ils refusèrent toute interprétation et réitérèrent seulement leur conseil de s’adresser à quelque prêtresse du sommeil quand ils auraient quitté Pidruid. Leur départ était devenu imminent. Le festival s’achevait, les vaisseaux du Coronal ne mouillaient plus dans le port ; les routes étaient encombrées par une multitude d’habitants de la province qui quittaient la capitale pour rentrer chez eux. Zalzan Kavol donna pour instructions à sa troupe de faire dans la matinée tout ce qu’ils avaient à faire à Pidruid car ils prendraient la route dans l’après-midi.
La nouvelle laissa Shanamir étrangement calme et abattu. Valentin remarqua l’humeur chagrine du garçon.
— Je croyais que cela te ferait plaisir de prendre la route. Tu trouves la ville trop excitante pour partir ?
— Je suis prêt à partir n’importe quand, répondit Shanamir en secouant la tête.
— Alors, qu’y a-t-il ?
— La nuit dernière, j’ai rêvé de mon père et de mes frères.
— Tu as déjà le mal du pays, fit Valentin en souriant, et tu n’as pas encore quitté la province.
— Ce n’est pas le mal du pays, répliqua Shanamir d’une voix triste. Ils étaient attachés et allongés sur la route, et moi je conduisais un attelage de montures, et ils m’appelaient au secours, et je ne me suis pas arrêté et les montures ont piétiné leurs corps ligotés. Il n’est pas nécessaire d’aller voir un interprète des rêves pour comprendre un rêve comme celui-là.
— Tu te sens donc coupable d’abandonner ta famille ?
— Coupable ? Oui. Et l’argent ! fit Shanamir.
Sa voix avait pris une intonation mordante comme s’il était un homme essayant d’expliquer quelque chose à un enfant à l’esprit obtus. Il tapota sa taille.
— L’argent, Valentin, qu’en fais-tu ? J’ai là-dedans quelque cent soixante royaux, provenant de la vente de mes animaux, l’as-tu oublié ? Une fortune ! De quoi nourrir ma famille pendant toute l’année et une partie de l’année prochaine ! Leur avenir dépend de mon retour sans encombre à Falkynkip avec l’argent.
— Et ton intention était de ne pas le leur donner ?
— J’ai été engagé par Zalzan Kavol. Que va-t-il se passer s’il part dans une autre direction ? Si je rapporte l’argent à la maison, je ne vous retrouverai peut-être jamais si vous vagabondez sur Zimroel. Et si je pars avec les jongleurs, je vole l’argent de mon père, l’argent qu’il attend et dont il a besoin. Tu vois ?
— Il y a une solution toute simple, dit Valentin. À quelle distance se trouve Falkynkip d’ici ?
— Deux jours en allant vite, trois sans se presser.
— C’est tout près. Je suis sûr que l’itinéraire de Zalzan Kavol n’a pas encore été tracé. Je vais aller lui parler sur-le-champ. Pour lui, une ville en vaut une autre. Je vais le persuader de prendre la route de Falkynkip en sortant d’ici. Quand nous arriverons à proximité du ranch de ton père, tu t’esquiveras pendant la nuit, tu remettras tranquillement l’argent à un de tes frères et tu viendras discrètement nous rejoindre avant l’aube. Ainsi personne ne pourra te blâmer et tu seras libre de poursuivre ta route.