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Falkynkip n’était en aucune manière comparable à l’immense et tentaculaire Pidruid, mais elle était pourtant loin d’être sans importance, chef-lieu et métropole d’une vaste région d’élevage. Près de huit cent mille personnes vivaient dans Falkynkip et ses faubourgs, et cinq fois plus dans la campagne alentour. Mais Valentin remarqua que le rythme de vie était bien différent de celui de Pidruid. Peut-être était-ce en partie dû à sa situation sur ce plateau aride et brûlant plutôt que le long de la côte au climat humide et tempéré, mais ici les gens se déplaçaient d’un pas mesuré et sans nulle hâte apparente.
Shanamir fut invisible pendant la journée de Steldi. Il s’était, à vrai dire, esquivé dès la nuit précédente pour rejoindre la ferme de son père, à quelques heures de marche au nord de la ville où, d’après ce qu’il déclara à Valentin le lendemain matin, il avait laissé l’argent rapporté de Pidruid et un message dans lequel il expliquait qu’il partait courir le monde pour chercher l’aventure et la sagesse, et il s’était débrouillé pour repartir sans que l’on s’en aperçoive. Mais il ne supposait pas que son père allait accepter de gaieté de cœur de renoncer à un aide aussi capable et utile et, craignant que les gardes municipaux ne se lancent à sa recherche, Shanamir proposa de passer le reste de son séjour à Falkynkip caché dans la roulotte. Valentin expliqua la situation à Zalzan Kavol qui donna son accord avec sa mauvaise grâce habituelle.
Cet après-midi-là, les jongleurs arrivèrent à la foire en défilant. Carabella et Sleet ouvraient la marche, lui battant un tambour et elle agitant un tambourin en chantant :
Mais la joie et l’émerveillement étaient bien loin de l’esprit de Valentin ce jour-là et il jongla piètrement. Il était tendu et perturbé par de trop nombreuses nuits de sommeil agité, mais il était aussi dévoré d’ambitions qui dépassaient ses capacités du moment et l’incitaient à trop présumer de lui. À deux reprises il laissa échapper des massues, mais Sleet lui avait montré comment prétendre que cela faisait partie de l’exercice et la foule semblait indulgente. Mais se le pardonner était une autre histoire. Il se dirigea avec morosité vers une buvette pendant que les Skandars occupaient le centre de la scène.
Il regarda à distance travailler les six gigantesques êtres hirsutes tissant de leurs vingt-quatre bras des motifs compliqués sans commettre la moindre faute. Chacun d’eux jonglait avec sept poignards tout en en lançant et recevant constamment d’autres et l’effet était spectaculaire. La tension montait à mesure que l’échange silencieux des armes effilées se prolongeait. Les placides bourgeois de Falkynkip étaient tenus sous le charme.
En observant les Skandars, Valentin regretta d’autant plus sa médiocre prestation. Depuis Pidruid il avait brûlé de se retrouver devant un public – les mains lui démangeaient de sentir le contact des massues et des balles – et quand ce moment était finalement arrivé, il s’était montré maladroit. Aucune importance. Il y aurait d’autres marchés, d’autres foires. Année après année, la troupe allait parcourir tout le continent de Zimroel, et il brillerait, il éblouirait le public ; ils réclameraient à grands cris Valentin le jongleur, ils multiplieraient les rappels, jusqu’à ce que Zalzan Kavol lui-même en fasse une jaunisse. Le prince des jongleurs, oui, leur monarque, le Coronal des saltimbanques ! Pourquoi pas ? Il avait un don. Valentin se prit à sourire. Son humeur maussade se dissipait. Était-ce l’effet du vin ou sa bonne humeur naturelle qui : reprenait le dessus ? Après tout, cela ne faisait qu’une semaine qu’il avait commencé à pratiquer son art, et il avait brûlé les étapes. Qui pouvait prédire quels sommets il atteindrait après un ou deux ans de pratique ?
Il s’aperçut qu’Autifon Deliamber était arrivé à ses côtés.
— On peut trouver Tisana dans la rue des Porteurs d’eau, dit le minuscule sorcier. Elle vous attend très bientôt.
— Alors, vous lui avez parlé de moi ?
— Non, répondit Deliamber.
— Mais elle m’attend. Ah ! ah ! c’est de la sorcellerie.
— Quelque chose comme ça, fit le Vroon avec une contorsion des membres qui devait tenir lieu de haussement d’épaules. Allez-y vite.
Valentin acquiesça de la tête. Il releva les yeux. Les Skandars avaient terminé, et Sleet et Carabella faisaient une démonstration de double jonglerie. Comme leurs gestes à tous deux étaient élégants. Quel calme, quelle confiance et quelle vivacité. Et qu’elle était belle. Carabella et Valentin ne s’étaient plus aimés depuis la nuit du festival, bien qu’ils eussent parfois dormi côte à côte. Cela faisait une semaine maintenant et il s’était senti éloigné et détaché d’elle bien qu’elle ne lui eût apporté que chaleur et réconfort. C’était à cause de ces rêves qui l’épuisaient et distrayaient son attention. Alors, en route pour la demeure de Tisana et puis, demain, peut-être, une nouvelle étreinte avec Carabella…
— La rue des Porteurs d’eau, dit-il à Deliamber. Très bien. Y aura-t-il une plaque pour indiquer la maison ?
— Vous demanderez, répondit Deliamber.
Au moment où Valentin se mettait en route, le Hjort Vinorkis surgit de derrière la roulotte et demanda :
— Alors, comme ça, vous allez passer la nuit en ville ?
— J’ai une course à faire, répondit Valentin.
— Vous voulez de la compagnie ? demanda le Hjort en éclatant de son rire vulgaire et bruyant. Nous pourrions faire ensemble la tournée des tavernes, hein ? Ça ne me déplairait pas de passer quelques heures loin de toute cette jonglerie.
— C’est le genre de chose que l’on ne peut faire que seul, dit Valentin avec gêne.
Vinorkis l’observa quelques instants.
— Pas trop bien disposé à mon égard, hein ?
— Je vous en prie. C’est exactement comme je vous l’ai dit : c’est quelque chose que je dois faire tout seul. Croyez-moi, il n’est pas question pour moi de faire la tournée des tavernes ce soir.
Le Hjort haussa les épaules.
— D’accord. Faites comme vous l’entendez, moi ça m’est égal. Je voulais simplement vous aider à vous amuser un peu… Vous montrer la ville, vous emmener dans quelques-uns de mes endroits préférés…
— Une autre fois, fit vivement Valentin.
Il prit à grands pas la direction de la ville.
La rue des Porteurs d’eau fut assez facile à trouver – la ville était ordonnée et n’avait rien du labyrinthe médiéval de Pidruid, et aux principaux carrefours, des plans clairs et détaillés de la ville étaient affichés – mais trouver la demeure de l’interprète des rêves Tisana lui prit beaucoup plus de temps, car la rue était longue et les gens auxquels il demandait son chemin se contentaient de montrer par-dessus leur épaule la direction du nord. Il suivit cette direction et, à la tombée du soir, il arriva devant une petite maison grise dans un quartier résidentiel bien éloigné de la place du marché. Sur la porte d’entrée rongée par les intempéries deux des symboles des Puissances étaient représentés, les éclairs entrecroisés du Roi des Rêves et le triangle dans le triangle qui était l’emblème de la Dame de l’Île du Sommeil.