Mais que signifiait ceci ? Des ouvriers par milliers, en train de démanteler l’énorme édifice ! Le travail de démolition était déjà bien avancé et toutes les ailes étaient démontées pierre par pierre, les voûtes et les arcs-boutants que lord Voriax avait fait construire, et la grande salle des trophées de lord Malibor, et l’immense bibliothèque que Tyeveras avait ajoutée à l’époque où il était Coronal, et bien d’autres encore, toutes ces salles maintenant réduites à des piles de briques groupées en petits tas bien propres sur les versants du Mont du Château. Et les ouvriers se dirigeaient vers l’intérieur de l’édifice, vers la serre de lord Confalume et la salle d’armes de lord Dekkeret et la cave voûtée de lord Prestimion qui abritait les archives, et ils démolissaient chacun de ces endroits brique par brique, comme une nuée de sauterelles s’abattant sur un champ à l’époque de la fenaison.
« Attendez ! cria Valentin. Inutile de faire ça ! Je suis de retour, je vais reprendre ma robe et ma couronne ! » Mais le travail de destruction se poursuivait, et c’était comme si le château était fait de sable que le flux venait balayer, et une petite voix disait : « Trop tard, trop tard, il est beaucoup trop tard », et le beffroi de lord Arioc avait disparu, et les remparts de lord Thimin avaient disparu, et l’observatoire de lord Kinniken avait disparu avec tout le matériel d’observations astronomiques, et le Mont du Château lui-même tremblait et oscillait à cause du démantèlement du château qui détruisait son équilibre, et les ouvriers couraient maintenant frénétiquement, les mains chargées de briques, à la recherche d’une surface plane où ils pourraient les empiler, et d’effrayantes ténèbres éternelles s’installaient et de funestes étoiles grossissaient en se distordant dans le ciel et la machinerie qui empêchait la froide atmosphère de l’espace de régner au sommet du Mont du Château cessait de fonctionner, laissant s’envoler vers la lune l’air chaud et doux, et des sanglots s’élevaient des profondeurs de la planète et Valentin, debout au milieu de ces scènes de désolation et de chaos, tendait désespérément vers le ciel ses mains ouvertes.
Lorsqu’il reprit conscience, la lumière du matin le fit ciller et il se mit sur son séant, les idées confuses, se demandant dans quelle auberge il était et ce qu’il avait fait la nuit d’avant, car il était nu sur un épais tapis de laine, dans une pièce chaude et inconnue où allait et venait une vieille femme en train d’infuser du thé, peut-être…
Oui, cela lui revenait. C’était l’interprète des rêves Tisana, et il était à Falkynkip, dans la rue des Porteurs d’eau.
Sa nudité le gênait. Il se leva et s’habilla en hâte.
— Tenez, buvez ceci, lui dit Tisana. Je vais préparer un petit déjeuner, maintenant que vous êtes enfin réveillé.
Il jeta un regard circonspect à la tasse qu’elle lui tendait.
— C’est du thé, dit-elle. Rien que du thé. L’heure de rêver est passée depuis longtemps.
Valentin le but à petites gorgées pendant qu’elle s’affairait dans la minuscule cuisine. Son esprit était engourdi, comme si, ayant sombré dans l’inconscience à force de faire la fête, il lui fallait maintenant payer la note. Et il savait qu’il avait fait des rêves étranges, pendant toute la nuit, mais pourtant, il ne ressentait en aucune manière le malaise moral qu’il avait connu au réveil tous les jours précédents, mais seulement cet engourdissement, ce calme étrange au centre de son être, qui était presque un vide. Était-ce le but de la visite à une interprète des rêves ? Il comprenait si peu de chose. Il était comme un enfant égaré dans un monde trop vaste et trop compliqué.
Ils déjeunèrent en silence. Tisana semblait observer Valentin par-dessus la table avec la plus grande attention. La veille au soir, elle avait beaucoup bavardé avant que la drogue ne commence à faire son effet, mais maintenant elle paraissait préoccupée, songeuse et renfermée, comme si elle avait eu besoin de se distancer de lui pour se préparer à interpréter son rêve. Finalement, elle débarrassa la table et lui demanda :
— Comment vous sentez-vous ?
— Calme intérieurement.
— Bien. Bien. C’est important. C’est de l’argent gaspillé si l’on sort l’esprit agité de chez une interprète des rêves. Mais je n’avais aucune crainte. Vous avez un caractère bien trempé.
— Vraiment ?
— Beaucoup mieux que vous ne le soupçonnez. Des revers qui anéantiraient n’importe qui ne vous atteignent pas. Vous minimisez les désastres et ne vous souciez pas le moins du monde des dangers.
— Vous parlez d’une manière très générale, dit Valentin.
— Je suis un oracle, et les oracles ne sont jamais très explicites, répliqua-t-elle d’un ton désinvolte.
— Mes rêves sont-ils des messages ? Pouvez-vous au moins me dire cela ?
Elle resta pensive pendant quelques instants.
— Je n’en suis pas sûre.
— Mais vous les avez partagés ! N’êtes-vous pas capable de dire immédiatement si un rêve est envoyé par la Dame ou le Roi ?
— Calmez-vous, calmez-vous, ce n’est pas si simple, fit-elle en agitant la main d’un geste apaisant. Vos rêves ne sont pas envoyés par la Dame, cela je le sais.
— Alors, si ce sont des messages, c’est le Roi qui les envoie.
— C’est là où je suis dans l’incertitude. D’une certaine manière, j’y retrouve des émanations du Roi, mais ce ne sont pas celles des messages. Je sais que vous trouvez cela difficile à pénétrer. Moi aussi. Je crois fermement que le Roi des Rêves observe vos faits et gestes, mais je n’ai pas l’impression qu’il s’introduit dans votre sommeil. Cela me déroute totalement.
— Vous n’avez jamais été en présence de quelque chose de semblable ?
L’interprète des Rêves secoua la tête en signe de dénégation.
— Jamais.
— Alors, c’est cela l’interprétation de mes songes ? Quelques mystères supplémentaires et des questions sans réponses ?
— Je n’ai pas encore fait l’interprétation, répondit Tisana.
— Excusez mon impatience.
— Vous n’avez pas à vous excuser. Allez, donnez-moi vos mains, et je vais vous donner mon interprétation.
Elle se pencha vers lui par-dessus la table, lui prit les mains et les serra dans les siennes et, après un long silence, elle dit :
— Vous êtes tombé d’une position élevée et vous devez maintenant entreprendre de la regagner.
— Une position élevée ? fit-il en souriant.
— La plus haute.
— Sur Majipoor, c’est le sommet du Mont du Château, dit-il d’un ton léger. Est-ce là que vous voudriez que je remonte ?
— C’est là, oui.
— C’est une pénible ascension que vous me préparez. Je pourrais passer le reste de ma vie à essayer d’atteindre le sommet.