— Le croyez-vous vraiment, Valentin ?
Valentin garda le silence. Après quelques instants, il reprit :
— Je ne demande qu’une chose, c’est qu’on me laisse devenir ce que je veux devenir.
— C’est-à-dire ?
— Un jongleur ambulant. Un homme libre. Pourquoi me tourmentez-vous ainsi, Deliamber ?
— Ce serait avec grand plaisir que je vous verrais devenir jongleur, répondit le Vroon d’une voix douce. Je ne veux pas vous faire de peine. Mais ce que l’on désire a souvent peu de rapport avec ce qui est inscrit en regard de notre nom sur le grand parchemin de la destinée.
— Je serai un maître jongleur, reprit Valentin, rien de plus que cela, et rien de moins.
— Je vous le souhaite, répliqua courtoisement Deliamber avant de tourner les talons.
Valentin fit une lente et profonde expiration. Tout son corps était raide et tendu. Il s’accroupit et baissa la tête, étendit d’abord les bras puis les jambes, essayant de se débarrasser de ces nœuds qui avaient inexplicablement envahi tout son corps. Petit à petit, il parvint à relâcher ses muscles, mais une sensation de gêne persistait et la tension refusait de disparaître. Ces rêves torturants, ces dragons de mer qui se tortillaient dans son âme, ces présages, ces funestes auspices…
Carabella sortit de la roulotte et se pencha sur lui pendant qu’il effectuait ses mouvements de décontraction.
— Laisse-moi t’aider, fit-elle en s’accroupissant près de lui.
Elle le poussa en avant jusqu’à ce qu’il fût étendu de tout son long, et les doigts nerveux s’enfoncèrent dans les muscles contractés de la nuque et du dos. Il se détendit quelque peu grâce aux soins de la jeune femme, mais il restait préoccupé et d’humeur sombre.
— L’interprétation ne t’a pas aidé ? demanda-t-elle doucement.
— Non.
— Tu veux en parler ?
— Je préférerais ne pas en parler.
— Comme tu veux, dit-elle.
Mais elle attendait, les yeux vifs et brillants de chaleur et de compassion.
— J’ai à peine compris ce que m’a raconté cette femme, dit-il. Et ce que j’ai compris, je ne peux l’accepter. Mais je ne veux pas parler de cela.
— Quand tu le voudras, Valentin, je serai là. Quand tu ressentiras le besoin de t’ouvrir à quelqu’un…
— Pas maintenant. Peut-être jamais.
Il la sentait tendue vers lui, anxieuse de soulager son âme comme elle avait réduit la tension de son corps. Il sentait son amour couler vers lui. Valentin hésitait, en proie à une lutte intérieure. Il commença d’une voix hésitante :
— Les choses que l’interprète des rêves m’a dites…
— Oui.
Non. Parler de ces choses était leur conférer une réalité, et elles étaient dénuées de réalité, elles n’étaient que des absurdités, des visions floues et ridicules.
— … n’étaient que des bêtises, enchaîna Valentin. Ce qu’elle m’a dit ne mérite pas que l’on en parle.
Il lut de la réprobation dans le regard de Carabella et détourna les yeux.
— Peux-tu admettre cela ? demanda-t-il d’un ton brusque. C’était une vieille folle et elle m’a raconté un tas d’idioties, et je ne veux pas en parler, ni à toi ni à personne d’autre. C’était mon interprétation. Je n’ai pas à en faire part à quiconque. Je…
Il vit le visage bouleversé de Carabella. Encore un instant, et il allait se mettre à bafouiller. D’un ton entièrement différent, il reprit :
— Va me chercher les balles, Carabella.
— Maintenant ?
— Tout de suite.
— Mais…
— Je veux que tu m’apprennes l’échange entre jongleurs, la manière dont il faut se passer les balles. S’il te plaît.
— Mais nous devons partir dans une demi-heure !
— Je t’en prie, dit-il d’un ton insistant.
Elle acquiesça d’un signe de tête et monta en courant les marches de la roulotte. Elle revint quelques instants plus tard avec les balles. Ils s’éloignèrent et trouvèrent un endroit dégagé où ils avaient suffisamment de place. Les sourcils froncés, Carabella lui lança trois balles.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il.
— Ce n’est jamais une bonne idée de s’initier à de nouvelles techniques quand on n’a pas l’esprit en repos.
— Cela me calmera peut-être, fit-il. Essayons.
— Comme tu veux.
Pour s’échauffer, elle commença à jongler avec les trois balles qu’elle avait. Valentin l’imita, mais ses mains étaient froides, ses doigts ne lui obéissaient pas, il avait de la peine à effectuer les exercices les plus simples et fit tomber plusieurs fois les balles. Carabella ne soufflait mot. Elle continuait à jongler pendant qu’il ratait cascade après cascade. Il commença à s’énerver. Elle ne lui avait pas répété que ce n’était pas le bon moment pour se livrer à des essais, mais son silence, son attitude et même sa posture l’affirmaient avec plus de force que les mots. Valentin essayait désespérément de marquer la cadence. « Vous êtes tombé d’une position élevée – il entendit la voix de l’interprète des rêves – et vous devez maintenant entreprendre de la regagner. » Il se mordit les lèvres. Comment pouvait-il se concentrer avec toutes ces choses qui venaient s’insinuer dans son esprit ? La main et l’œil, se dit-il la main et l’œil oublie tout le reste. La main et l’œil. « Quoi qu’il en soit, lord Valentin, cette ascension vous attend et ce n’est pas moi qui vous la prépare. » Non, non non. Non. Ses mains tremblaient. Ses doigts étaient des barres de glace. Il fit un faux mouvement et les balles s’éparpillèrent en tombant.
— S’il te plaît, Valentin, dit Carabella d’une voix douce.
— Va chercher les massues.
— Mais ce sera encore pire. Veux-tu te casser un doigt ?
— Les massues, répéta-t-il.
Elle ramassa les balles en haussant les épaules et pénétra dans la roulotte. Sleet en sortit, bâilla, salua Valentin d’un petit signe de tête. La matinée commençait. L’un des Skandars apparut et rampa sous la roulotte pour ajuster quelque chose. Carabella en sortit, portant six massues. Derrière elle venait Shanamir qui adressa un bref salut à Valentin avant d’aller nourrir les montures. Valentin prit les massues. Conscient du regard froid de Sleet qui pesait sur lui, il prit la position du jongleur, lança une massue en l’air et rata la réception. Personne ne dit mot. Valentin essaya une seconde fois. Il réussit enfin à jongler avec ses trois massues, mais pas plus de trente secondes. Elles dégringolèrent et l’une atterrit fâcheusement sur son pied. Valentin aperçut Autifon Deliamber qui observait la scène à distance. Il ramassa de nouveau les massues pendant que Carabella, face à lui, jonglait patiemment avec les trois siennes en s’appliquant à l’ignorer. Valentin lança les massues, commença à les faire tournoyer, en laissa tomber une, recommença, en laissa tomber deux, s’entêta, fit une faute à la réception et se démit le pouce gauche.
Il essaya de faire comme s’il ne s’était rien passé. Il ramassa encore une fois les massues, mais cette fois Sleet s’approcha et prit Valentin par les deux poignets.
— Pas maintenant, dit-il. Donne-moi les massues.
— Je veux m’entraîner.
— La jonglerie n’est pas une thérapeutique. Tu as l’esprit perturbé et cela détruit ton synchronisme. Si tu continues ainsi, tu risques de perdre le sens de la cadence et il te faudra des semaines pour te corriger.
Valentin essaya de se dégager, mais Sleet le retint avec une force inattendue. Carabella, impassible, continuait à jongler à quelques mètres d’eux. Après quelques instants, Valentin céda. Avec un haussement d’épaules, il remit les massues à Sleet qui les rassembla dans sa main et les rapporta dans la roulotte. Quelques secondes plus tard, Zalzan Kavol en sortit, utilisant plusieurs de ses mains pour gratter méticuleusement le devant et le derrière de sa toison, comme s’il cherchait des puces, et hurla :