Выбрать главу

— Tout le monde rentre. En route !

14

Ils partirent vers l’est sur la route qui menait à la cité Ghayrog de Dulorn, traversant une luxuriante et paisible région agricole, verte et fertile sous le soleil estival. Comme la majeure partie de Majipoor, c’était une contrée à forte densité de population, mais une planification intelligente l’avait découpée en vastes zones agricoles bordées de villes animées et tout en longueur, et ainsi s’écoula la journée, une heure de fermes et une heure de ville, une heure de fermes, une heure de ville. Dans la vallée de Dulorn, ces basses terres étendues et en pente douce, le climat était particulièrement propice à l’agriculture, car la vallée s’ouvrait à son extrémité septentrionale aux orages polaires qui noyaient constamment le nord de Majipoor et la chaleur subtropicale était tempérée par des précipitations modérées et régulières. Le sol produisait toute l’année ; c’était maintenant la saison de la récolte des tubercules jaunes de stajja, à partir desquels on fabriquait un pain, et de la plantation d’arbres fruitiers tels que le niyk et le glein.

La beauté du paysage vînt éclairer le morne horizon de Valentin. Progressivement et sans difficulté, il cessa de penser à des choses qui n’en valaient pas la peine et se laissa aller à jouir de l’interminable cortège de merveilles qu’offrait la planète de Majipoor. Les minces troncs noirs des niyks plantés selon des figures géométriques rigoureuses et compliquées se détachaient sur l’horizon. Des groupes de fermiers, hjorts et humains, en tenue de campagne, se déplaçaient comme des années d’envahisseurs dans les champs de stajja, ramassant les lourds tubercules ; tantôt la roulotte traversait en glissant paisiblement une région de lacs et de cours d’eau, tantôt elle parcourait des plaines unies et herbues d’où s’élevaient de curieux blocs de granit blanc en forme de dent.

À midi, ils pénétrèrent dans un endroit d’une étrange et particulière beauté. C’était une des nombreuses réserves naturelles. Sur la grille d’entrée, un panneau émettant une lueur verte annonçait :

RÉSERVE D’ARBRES-VESSIE

Ici se trouve une remarquable étendue vierge d’arbres-vessie de Dulorn. Ces arbres fabriquent des gaz plus légers que l’air qui font flotter leurs branches supérieures. Lorsqu’ils approchent de leur plein développement, leurs troncs et leurs racines commencent à s’atrophier et cette altération morbide les rend presque entièrement dépendants de l’atmosphère pour leur nourriture. Occasionnellement, à un âge très avancé, un sujet peut se détacher totalement du sol et dériver jusqu’à une autre colonie très éloignée. On trouve des arbres-vessie aussi bien sur Zimroel que sur Alhanroel mais l’espèce tend à se raréfier. Cette plantation est protégée pour le peuple de Majipoor par décret royal du 12e Pont. Confalume et du lord Prestimion.

Les jongleurs suivirent silencieusement à pied pendant quelques minutes la piste de la forêt sans rien remarquer d’inhabituel. Puis Carabella, qui ouvrait la marche, s’engagea dans un boqueteau touffu d’arbustes bleu-noir et poussa soudain un cri de surprise.

Valentin se précipita à sa hauteur. Statufiée, elle contemplait les merveilles qui l’environnaient.

Des arbres-vessie poussaient partout, à tous les stades de leur développement. Les plus jeunes, guère plus hauts que Deliamber ou Carabella, étaient de curieux arbrisseaux à l’aspect disgracieux dont les branches épaisses et renflées, d’une teinte argentée très particulière, poussaient à des angles surprenants sur les troncs trapus et vigoureux. Mais sur les arbres de cinq ou six mètres de haut, les troncs avaient commencé à s’amincir et les branches à se gonfler, si bien que le branchage semblait avoir un équilibre fragile et précaire. Les troncs des arbres encore plus vieux s’étaient recroquevillés pour se réduire à l’épaisseur d’une corde rugueuse par laquelle les ramures flottantes des arbres étaient retenues au sol. Tout là-haut elles s’agitaient, mues par un doux zéphyr, leurs branches turgides et dépourvues de feuilles gonflées comme des baudruches. Lorsqu’elles arrivaient à maturité, les jeunes branches argentées devenaient diaphanes, si bien que les arbres ressemblaient à des constructions de verre brillant dans les rayons du soleil à travers lesquels elles dansaient et oscillaient. Zalzan Kavol lui-même semblait remué par l’étrangeté et la beauté des arbres. Le Skandar s’approcha de l’un des plus grands dont les branches brillantes et boursouflées flottaient très haut et, précautionneusement, presque respectueusement, il entoura de ses doigts la mince et rigide tige. Valentin se dit que le Skandar avait peut-être l’intention de briser la tige et de faire décoller l’arbre-vessie comme un étincelant cerf-volant, mais en réalité, le Skandar semblait seulement vouloir s’assurer de la finesse de la tige et, après un moment, il s’éloigna en marmottant.

Ils se promenèrent longtemps au milieu des arbres-vessie, examinant les plus petits, observant les différents stades du développement, le rétrécissement progressif des troncs et le gonflement des branches. Les arbres étaient dépourvus de feuilles et on ne voyait aucune fleur ; il était difficile de croire qu’il s’agissait de végétaux, tellement ils paraissaient vitreux. C’était un lieu enchanteur. Valentin ne parvenait pas à s’expliquer son humeur chagrine de la matinée. Comment pouvait-on broyer du noir et se faire du mauvais sang sur une planète qui regorgeait de merveilles ?

— Tiens, cria Carabella. Attrape ! Elle avait senti son changement d’humeur et était allée chercher les balles dans la roulotte. Elle lui en lança trois et il commença à exécuter sans difficulté les exercices de base, et elle en fit de même au milieu de la clairière entourée d’arbres-vessie brillants.

Carabella lui faisait face, à un ou deux mètres de lui. Ils jonglèrent séparément pendant trois ou quatre minutes puis en vinrent à lancer à la même cadence.

Maintenant, ils jonglaient ensemble ; se réfléchissant l’un l’autre comme des miroirs, et Valentin sentait un calme plus profond s’installer en lui à chaque cycle de lancers : il était bien d’aplomb, concentré, en rythme. Les arbres-vessie, tremblant légèrement dans le vent, réfractaient les rayons du soleil et l’éblouissaient. Tout était paisible et silencieux.

— Quand je te le dirai, fit Carabella d’une voix calme, lance la balle de ta main droite vers ma main gauche, très précisément à la hauteur où tu la lancerais si tu la faisais passer d’une de tes mains à l’autre. Un… deux… trois… quatre… cinq… passe !

Et au mot « passe », il lui lança la balle en lui faisant décrire un arc tendu, et elle fit de même. Il réussit de justesse à attraper la balle qui arrivait et à l’incorporer à sa propre cascade, puis il compta jusqu’à ce que le moment soit venu de faire une nouvelle passe. Droite-gauche… droite… gauche… passe

Ce fut dur au début, l’exercice le plus difficile qu’il ait jamais fait, mais pourtant il y arrivait, il le faisait sans commettre d’erreur et, après les premières passes, il n’y avait plus la moindre gaucherie dans ses gestes et ses échanges avec Carabella s’enchaînaient sans à-coups comme s’il avait effectué cet exercice avec elle pendant des mois. Il savait que c’était extraordinaire, que personne n’était supposé maîtriser du premier coup des figures aussi compliquées mais, comme il avait appris à le faire, il gagna rapidement le centre de son être, prit position dans un lieu où rien d’autre n’existait que sa main, son œil et les balles en mouvement, et l’échec devenait non seulement impossible mais inconcevable.