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— Hé ! cria Sleet. Par ici maintenant ! Lui aussi s’était mis à jongler. Valentin fut provisoirement dérouté par cet accroissement de sa tâche, mais il se contraignit à conserver son automatisme, à lancer quand le moment lui semblait venu, à recevoir les balles qui lui arrivaient et à faire constamment passer celles qui lui restaient d’une main à l’autre. Si bien que lorsque Carabella et Sleet commencèrent à échanger des balles, il réussit à poursuivre l’exercice en recevant les balles de Sleet au lieu de Carabella. « Un… deux… un… deux… » comptait Sleet qui s’était placé entre Valentin et Carabella et avait pris la direction des opérations, distribuant les balles d’abord à l’un puis à l’autre à une cadence qui resta constante pendant un long moment avant de s’accélérer irrésistiblement et de dépasser de très loin les capacités de Valentin. Soudain, il y eut des douzaines de balles dans l’air, ou tout au moins c’est ce qu’il lui sembla, et il essaya désespérément de toutes les saisir mais elles lui échappèrent toutes et il se laissa tomber en riant sur le gazon tiède et moelleux.

— Il y a quand même des limites à ton adresse, hein ? fit Sleet avec gaieté. Parfait ! Parfait ! Je commençais à me demander si tu étais mortel.

— Bien assez mortel comme cela, répliqua Valentin en riant.

— Le déjeuner est prêt ! cria Deliamber.

Il trônait devant une marmite de ragoût suspendue à un trépied au-dessus d’un globe incandescent. Les Skandars, qui s’étaient entraînés de leur côté dans une autre partie de la plantation, apparurent, surgissant du sol comme par magie, et se jetèrent avec une déplaisante voracité sur la nourriture. Vinorkis aussi fut prompt à remplir son assiette. Carabella et Valentin furent servis les derniers, mais il ne s’en souciait guère. Il transpirait, une bonne sueur due à une dépense physique bien employée, son cœur battait et sa peau le picotait. Sa longue nuit de rêves troublants lui semblait bien éloignée, quelque chose qu’il avait laissé derrière lui à Falkynkip.

Tout l’après-midi la roulotte se dirigea à toute allure vers l’est. Ils étaient maintenant en plein cœur du pays ghayrog, dans une région habitée presque exclusivement par cette race à la peau luisante et à l’aspect reptilien. Quand la nuit tomba, la troupe était encore à une demi-journée de Dulorn, la capitale de la province, où Zalzan Kavol leur avait trouvé un engagement. Deliamber annonça qu’une auberge de campagne se trouvait à peu de distance et ils poursuivirent leur route jusqu’à ce qu’ils y arrivent.

— Tu partageras mon lit, dit Carabella à Valentin.

Dans le couloir qui menait à leur chambre, ils croisèrent Deliamber qui s’arrêta un instant pour leur effleurer les mains du bout de ses tentacules et murmura :

— Dormez bien.

— Dormez bien, répéta automatiquement Carabella.

Mais Valentin ne prononça pas la formule traditionnelle, car le contact de la chair du magicien Vroon avec la sienne avait réveillé le dragon qui sommeillait dans son âme, le laissant grave et inquiet comme il l’avait été avant le miracle de la plantation d’arbres-vessie. C’était comme si Deliamber s’était érigé en ennemi attitré de la tranquillité de Valentin, faisant sourdre en lui des craintes et des appréhensions inexprimables contre lesquels il était sans défense.

— Viens, grommela Valentin d’une voix rauque en s’adressant à Carabella.

— Tu as l’air bien pressé, fit-elle en éclatant d’un rire argentin qui mourut sur ses lèvres dès qu’elle remarqua l’expression de son visage. Valentin, qu’as-tu ? Que se passe-t-il ?

— Rien.

— Rien ?

— J’ai peut-être le droit d’avoir des états d’âme, comme cela arrive parfois à tous les humains, non ?

— Quand ton visage change ainsi, c’est comme une ombre qui passe devant le soleil. Et c’est tellement soudain…

— Il y a quelque chose chez Deliamber, dit Valentin, qui me gêne et m’inquiète. Quand il m’a touché…

— Deliamber est inoffensif. Il est plein de malice, comme tous les magiciens, les Vroons en particulier, et surtout les petits. C’est souvent le cas chez les gens très petits. Mais tu n’as rien à craindre de Deliamber.

— Tu crois vraiment ?

Il ferma la porte et Carabella se jeta dans ses bras.

— Vraiment, répondit-elle. Tu n’as rien à craindre de personne, Valentin. Tous ceux qui te voient t’aiment aussitôt. Il n’y a pas un seul individu sur la planète qui te veuille du mal.

— Cela fait du bien d’entendre cela, dit-il en se laissant attirer sur le lit.

Il la serra dans ses bras et, de ses lèvres, frôla légèrement les siennes, puis il l’embrassa avec plus de force et leurs corps s’enlacèrent. Il n’avait pas fait l’amour avec elle depuis plus d’une semaine et il avait attendu cet instant avec une joie et une impatience extrêmes. Mais l’incident du couloir avait fait retomber en lui tout désir, l’avait laissé gourd et détaché, et cela le désorientait et le déprimait. Carabella n’avait pu éviter de sentir cette froideur en lui, mais elle avait de toute évidence choisi de ne pas en tenir compte, car il sentait son corps ferme et souple chercher le sien avec ferveur et passion. Il se força d’abord à répondre puis, au bout d’une minute, il n’eut plus à se forcer et manifesta presque autant d’ardeur qu’elle, mais il continuait à voir de l’extérieur ses propres sensations et il resta simple spectateur pendant qu’ils firent l’amour. Ce fut rapidement terminé et, une fois que la lumière fut éteinte, la clarté lunaire entrant par leur fenêtre jeta sur leurs visages une lueur dure et froide.

— Dors bien, murmura Carabella.

— Dors bien, répondit-il.

Elle s’endormit presque immédiatement. Il la tint dans ses bras, serrant tout contre lui le petit corps tiède et mince, n’ayant lui-même aucune envie de dormir. Au bout d’un moment, il s’écarta d’elle et prit sa position préférée pour chercher le sommeil, allongé sur le dos, les bras croisés sur la poitrine, mais il ne venait toujours pas et il n’avait que de brefs assoupissements sans rêves. Pour se distraire, il compta des blaves, il s’imagina accomplissant avec Sleet et Carabella des prodiges de jonglerie, il essaya de relâcher chaque muscle de son corps l’un après l’autre. Rien n’y fit. Tout éveillé, il prit appui sur un coude et contempla Carabella, si belle dans le clair de lune.

Elle rêvait. Un muscle de sa joue se contractait ; les globes de ses yeux roulaient sous ses paupières ; sa poitrine se soulevait et retombait à un rythme précipité ; elle porta les doigts à ses lèvres, murmura d’une voix sourde des paroles inintelligibles et remonta ses genoux sur sa poitrine. Son corps mince et nu était si beau que Valentin voulut tendre la main vers elle, caresser ses cuisses tièdes, effleurer de ses lèvres les mamelons durcis, mais il se retint, car c’était un impardonnable manque d’égards et de savoir-vivre d’interrompre un rêveur… Alors il se contenta de la regarder, de l’aimer à distance et de savourer son désir qui s’était ranimé. Carabella poussa un cri de terreur. Ses yeux s’ouvrirent, mais elle ne vit rien – le signe d’un message. Tout son corps fut parcouru d’un frisson. Elle se mit à trembler et se tourna vers lui, plongée dans le sommeil et dans son rêve. Il la serra contre lui pendant qu’elle geignait et gémissait, lui apportant aide et réconfort, et la force de ses bras pour la protéger des affres qui l’assaillaient, et finalement la fureur de son rêve s’apaisa et elle se détendit contre sa poitrine, flasque, baignée de sueur. Elle resta immobile pendant quelques instants et Valentin crut qu’elle s’était paisiblement endormie. Mais non. Même si elle restait immobile, elle était éveillée, comme si elle contemplait son rêve, y faisait bravement face, essayant de le faire remonter jusqu’au champ de la conscience. Soudain elle se redressa, hoqueta et se couvrit la bouche de la main. Elle avait les yeux hagards et vitreux.